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Le grand entretien

« La productivité croît avec une proportion de télétravail » (Suzy Canivenc)

Le grand entretien | publié le : 11.10.2021 | Frédéric Brillet

 

Dans Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ?, Suzy Canivenc* et Marie-Laure Cahier montrent, en se fondant sur de nombreuses études, que le mode hybride présentiel-distanciel semble s’imposer comme la nouvelle norme organisationnelle.
 
D’où est venue l’idée de cette méta-étude sur le télétravail ?

La Chaire Futurs de l’industrie et du travail de Mines Paris PSL s’intéresse depuis 2017 aux grandes évolutions du travail, mais la crise sanitaire et les mécènes de la chaire (notamment Orange et Renault) nous ont incités en 2020 à ouvrir un chantier sur la pratique du télétravail pour enrichir leur réflexion. Nous avons donc constitué un groupe de travail qui a procédé à des auditions d’experts, DRH, ergonomes, managers, aménageurs, afin de dégager les principales problématiques que posait le déploiement du télétravail à grande échelle (éligibilité, évolution du management et du lien social, espaces de travail, etc.). En parallèle, nous avons réalisé une synthèse des études académiques et de très nombreuses enquêtes parues durant la période.

Le modèle hybride combinant présentiel et distanciel va-t-il devenir dominant ?

L’hybride semble devenir la nouvelle norme organisationnelle, notamment pour des raisons de productivité. Selon un rapport de l’OCDE, qui présente une courbe en U, le travail optimal n’est ni à 100 % sur site, ni à 100 % à distance. Cette courbe montre que la productivité du travail croît lorsqu’on introduit une proportion de télétravail puis décroît à partir d’un certain seuil – qui varie selon les secteurs et les professions. Elle confirme donc la pertinence du modèle hybride, tout en soulignant qu’il n’y a pas de modèle unique.

Comment trouver le bon dosage ?

Un consensus semble en voie d’établissement autour de deux ou trois jours de télétravail hebdomadaire pour les professions éligibles. Charge à chaque entreprise de trouver le bon curseur, ce qui n’est pas facile. Le risque d’insatisfaction est en effet élevé s’il s’agit de faire 30 minutes à une heure de déplacement pour s’asseoir dans un open space et mettre des écouteurs sur les oreilles ou assister à des réunions en visio. Ce qui était « normal » avant la pandémie ne l’est plus. La bonne question à se poser est donc : revenir au bureau, oui, mais pour quoi faire ?

Mais la productivité n’est pas qu’une affaire de bon dosage…

D’autres travaux montrent que les gains de productivité dépendent aussi des conditions d’exercice du télétravail : est-il choisi ou subi ? Le télétravailleur dispose-t-il d’une pièce dévolue au travail, d’un équipement ergonomique ? Au calme, les salariés s’estiment souvent plus efficaces que sur site pour effectuer certaines tâches. Mais attention, les gains de productivité pourraient aussi provenir du surtravail : plusieurs enquêtes ont noté un allongement notable du temps journalier des salariés qui télétravaillaient, ce qui va à l’encontre de la loi et de leur santé. Le lien télétravail-productivité est complexe et, si l’on calque les processus distanciels sur ceux du présentiel, on perd une bonne partie des gains possibles du télétravail. Ainsi, une étude du Becker Friedman Institute de l’université de Chicago portant sur 10 000 professionnels qualifiés d’une grande société de services informatiques asiatique et publiée en mai 2021 a montré que, si le temps de travail était bien en hausse – de 30 %, dont une majorité hors des horaires normaux de bureau –, la production, elle, était restée stable. Les salariés auraient travaillé plus pour atteindre les mêmes résultats, indiquant in fine une baisse de productivité. Les auteurs pointent notamment l’augmentation du temps passé en visioconférence – au détriment des tâches de concentration individuelle qui est le principal atout du télétravail –, suggérant une hausse des coûts de coordination à distance. Il paraît donc nécessaire de structurer différemment les processus organisationnels et communicationnels pour que le télétravail soit porteur de performance tout autant que de qualité de vie au travail.

Quel impact la crise sanitaire a-t-elle eu sur les inégalités face au télétravail ?

L’accès au télétravail a toujours été inégalitaire : avant la pandémie, il était essentiellement réservé à certaines professions – professions intellectuelles, métiers de la tech, finance –, et aux cadres – 61 % des télétravailleurs en 2017 selon une étude de la Dares. Toutefois, le télétravail forcé par la pandémie a mécaniquement entraîné une forme de démocratisation. Parmi les nouveaux bénéficiaires, une bonne partie l’exerçait sur des postes considérés jusqu’ici comme incompatibles avec le télétravail, que ce soit de manière partielle ou totale. Ainsi, un agent de maintenance doit réaliser une partie de ses tâches sur des équipements matériels, mais d’autres, relevant du contact client, de la planification des interventions et de la commande de pièces, peuvent être faites à distance. Les inégalités demeurent entre les cols bleus et les cols blancs, mais une approche par les tâches permet de les réduire.

Qu’en est-il des femmes ?

La crise sanitaire a également élargi l’accès au télétravail pour les femmes qui ne représentaient que 38 % des télétravailleurs en 2019 contre 44 % pendant le premier confinement. Le télétravail féminin pose surtout question lorsqu’il s’exerce au domicile : d’un côté, il les aide à mieux concilier leur double journée de travail, puisqu’elles sont encore très majoritairement en charge des tâches domestiques. Elles peuvent par exemple commencer leur journée de travail tôt en profitant des enfants au petit déjeuner et les emmener à l’école, lancer une machine avant de reprendre leur travail puis aller les chercher pour le repas du midi, etc. De l’autre, le télétravail peut les enfermer dans leur rôle de « femme au foyer », diminuer leur socialisation et leur visibilité professionnelle. Tout dépend donc de la répartition et de la perception des rôles au sein du ménage. Selon une enquête du Boston Consulting Group, pendant les confinements, elles étaient 1,3 fois plus susceptibles que les hommes d’être en situation d’anxiété et 15 % de moins que les télétravailleurs à avoir confiance dans leur avenir professionnel.

Quel peut être l’impact du télétravail sur l’innovation ?

C’est une question encore plus délicate car, contrairement à la productivité, l’innovation est plus difficile à mesurer et ne se limite pas aux dépenses en R&D ou au nombre de brevets déposés. Les représentations en la matière sont pour le moins contrastées : des économistes comme Nicholas Bloom ont alerté sur un risque de décélération de l’innovation menaçant la croissance économique. Les DRH sondés par l’ANDRH étaient ainsi 54 % à déclarer constater une moindre créativité en juin 2020. Et une étude très récente de Microsoft indique qu’en télétravail, on tend davantage à travailler avec les personnes que l’on connaît déjà et à moins s’ouvrir sur de nouveaux contacts, ce qui pourrait affecter le transfert de nouvelles idées. A contrario, 25 % des managers trouvaient en fin d’année 2020 que la créativité était plutôt en augmentation depuis que leur équipe télétravaillait, et 54 % des télétravailleurs affirmaient avoir le sentiment d’une plus grande capacité d’innovation à distance, apprend-on dans le baromètre annuel Malakoff Humanis qui suit cette pratique. Il est donc difficile de trancher et les choses ne sont pas figées.

Comment les managers français relèvent-ils le défi du télétravail dans un contexte post-Covid ?

Le management à la française est historiquement très attaché au contrôle des tâches et au micro-management « à vue ». Le travail à distance incite au contraire les managers à passer d’une logique de défiance à une logique de confiance et à contrôler non plus la réalisation des tâches mais leurs résultats. Mais cette transition n’est pas automatique, d’autant que l’utilisation des technologies numériques peut aussi accroître les pratiques de contrôle, avec la télésurveillance. On peut vérifier les heures de connexion, l’historique de navigation, les frappes sur le clavier, les mouvements de souris… Pour autant, les managers français sont nombreux à avoir entamé leur mue vers un management de soutien professionnel, et ce, bien avant la crise sanitaire. Le télétravail a donc révélé plus qu’il n’a changé les pratiques de management préexistantes : là où les managers étaient dans le contrôle, il a eu tendance à se renforcer, là où les managers évoluaient déjà vers la confiance, le phénomène s’est accéléré. D’autres, enfin, ont été complètement dépassés et se sont mis aux abonnés absents. Le télétravail n’entraîne pas en soi de nouvelles pratiques managériales. La relation entre ces deux variables est à comprendre dans le sens inverse : ce sont les nouvelles pratiques managériales qui peuvent favoriser le développement de nouvelles formes d’organisation du travail, comme le télétravail.

 

*Docteure en Sciences de l’information et de la communication (spécialisée en communication organisationnelle), Suzy Canivenc s’intéresse aux innovations socio-organisationnelles en entreprises et participe au projet « Autonomie et responsabilité dans les organisations » en tant que chercheuse associée à la chaire Futurs de l’industrie et du travail des Mines Paris PSL. Elle enseigne par ailleurs la communication et le management en université et en école de commerce. Elle a coécrit avec Marie-Laure Cahier Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ? (Presses des Mines, 2021).

Auteur

  • Frédéric Brillet