Par Jean Pralong et Sylvain Letourmy du Lab RH
La prochaine frontière de la digitalisation n’est pas technique. La puissance des algorithmes ou l’intelligence du big data vont déjà bien au-delà des attentes. Et, dans beaucoup de cas, ils dépassent les capacités de conceptualisation des utilisateurs. Travailler avec des outils digitaux devient plus compliqué dès lors qu’il est difficile de se représenter comment raisonne la machine. C’est ainsi que des recruteurs incitent leurs candidats à envoyer leur CV par mail, en plus de la procédure des sites carrière, de peur que l’ATS (Applicant tracking system) perde ou élimine des dossiers. Une majorité des utilisateurs estiment que la technologie est une source de charge cognitive. Quand le fonctionnement est peu compris, la fiabilité est perçue comme aléatoire. L’insécurité qui en découle est génératrice de stress et incite à travailler deux fois : avec les outils et sans, à l’ancienne, pour s’assurer d’une performance satisfaisante. C’est ainsi, aussi, que des candidats attribuent à la « malchance » leurs échecs face à des outils de recrutement digitalisés. La malchance, ici, est une forme de pensée magique : elle désigne un dérèglement dans l’ordre normal des choses dont la cause est inconnue, irrationnelle et inaccessible. Les suggestions de l’IA en matière de parcours sont infiniment plus intéressantes que la conformiste carrière managériale. Mais leur valeur est moins perçue, car les éléments de preuve manquent souvent.
Tel est le paradoxe à dépasser. Tant pour les RH que pour les collaborateurs ou les candidats, les outils digitaux sont moins technologiques que « mana1 » : leurs prouesses incomprises les classent dans le registre du mystérieux, magique et aléatoire. En résumé, le problème n’est pas la fiabilité des applications, mais la confiance en cette fiabilité. C’est elle qui déclenche les usages et les mésusages. La prochaine étape de la digitalisation se joue bien là.
Or la tendance des services en SaaS est de fournir des solutions immédiatement utilisables : les utilisateurs sont alors seuls devant des applications. L’absence d’informations sur le fonctionnement réel rend possible tous les fantasmes. L’emploi si répandu des codes publicitaires d’Apple est sans doute contre-productif. Créer une adhésion affective, vanter des prouesses « extraordinaires » ou solliciter un imaginaire irrationnel sont sans doute dangereux quand il faudrait rassurer des utilisateurs.
Former et accompagner sont donc encore nécessaires dans cette phase de transition où la confiance n’est pas encore établie. Il a fallu du temps aux premiers automobilistes pour ne plus craindre que leur voiture ne s’emballe comme le faisaient les chevaux. Et les premiers utilisateurs d’Excel n’ont pas renoncé tout de suite à leurs calculatrices. Mais ce qui est possible, dans ce domaine, pour des utilisateurs experts ne l’est pas pour les utilisateurs finaux, candidats ou collaborateurs. Créer la confiance est encore une affaire humaine. Elle s’incarne dans une relation de proximité et dans des engagements : le droit à l’erreur ou à l’essai dans le cas de la mobilité, par exemple. Si la prochaine étape de la digitalisation concerne les usages et la confiance, elle donne logiquement une place essentielle aux tisseurs de relations.
(1) En anthropologie, le mana décrit un pouvoir surnaturel abstrait et non nommé, dont dépendent des actions humaines.