Créés en 2014, les entretiens professionnels devaient favoriser la montée en compétences des salariés. Six ans plus tard, ils sont loin d’avoir atteint leurs objectifs. Faut-il les enterrer ou revoir la formule ?
Votre dernier entretien professionnel s’est bien passé ? Sans doute dans l’urgence ou, plus vraisemblablement, il ne s’est pas passé du tout… C’est le 30 septembre que s’achève officiellement le premier cycle des entretiens professionnels entamé en 2014 avec la loi du 5 mars 2014 sur la formation professionnelle, l’emploi et la démocratie sociale. Six ans se sont écoulés et le bilan n’est guère fameux. Le texte prévoyait que tous les salariés devaient bénéficier, au moins une fois tous les deux ans, d’un entretien professionnel distinct du traditionnel entretien annuel d’évaluation ou de performance.
Si toutes les données n’ont pas encore été consolidées, les dernières en date, réunies par le Céreq en 2019, laissent augurer d’un échec du dispositif. En 2016, année où les entreprises auraient dû faire passer un premier entretien professionnel à tous les salariés, 57 % seulement de ceux présents depuis plus de deux ans ont déclaré avoir participé à un tel échange. Une moyenne qui cachait de très fortes disparités, puisque 76 % des collaborateurs des entreprises de 250 salariés ou plus déclaraient avoir passé un entretien professionnel, ce qui n’était le cas que pour 26 % de ceux travaillant dans des organisations de moins de dix salariés.
Les données disponibles pour le deuxième entretien professionnel, qui devait être réalisé en 2017 ou en 2018, confirment que la trajectoire n’a guère évolué. Elles indiquent en effet que 52 % seulement des salariés présents ont participé à un entretien professionnel. Les TPE faisaient figure de lanterne rouge, avec un taux de salariés n’ayant pas participé à un tel entretien oscillant entre 63 % et 79 %… Nul doute que malgré les reports successifs de la date butoir, justifiés par la crise sanitaire, beaucoup d’entreprises n’auront pas respecté leurs obligations, ce qui les expose à devoir abonder le compte CPF de leurs salariés…
Les critiques n’ont pas manqué de pleuvoir sur le dispositif. Ainsi, « la temporalité pose problème, explique Sylvain Humeau, aujourd’hui président du Garf, réseau d’acteurs et de responsables de la formation. Tous les salariés n’ont pas de projet ou de souhaits à présenter tous les deux ans. Pour beaucoup de RH et de managers, faire émerger des projets a constitué une difficulté. Au mieux, j’évalue entre 10 % et 15 % le nombre d’entretiens professionnels porteurs de vrais projets. La périodicité de deux ans est trop rapprochée. » Les TPE se sont trouvées de leur côté confrontées à d’autres difficultés, encore plus épineuses. « La question de la disponibilité pour partir en formation est encore plus difficile dans ces entreprises, relève Sylvain Humeau. L’obstacle majeur est bien le manque de temps. »
L’impact du dispositif sur la montée en compétences risque d’être d’autant plus faible que, pour nombre d’entreprises, l’entretien professionnel et la formation n’ont pas partie liée, rappelle Laurence Breton-Kueny, directrice des ressources humaines du groupe Afnor. « Il n’y a pas de corrélation entre l’entretien professionnel et le plan de développement des compétences, car l’entretien professionnel permet aux personnes de parler de leur métier et de ce qu’elles souhaitent ou souhaiteraient faire d’ici un à trois ans sans forcément avoir de lien avec l’entreprise, alors que le plan de développement des compétences concerne les formations et l’accompagnement à mettre en place l’année suivante à l’initiative de leur employeur », explique-t-elle. Elle rappelle également que le plan de développement des compétences concerne « en priorité l’adaptation au poste de travail et le maintien dans l’emploi des salariés, voire des actions visant au développement des compétences ». Un point de vue que vient soutenir Cyril Parlant, directeur associé du cabinet Fidal. « Il ne peut pas y avoir de corrélation entre l’entretien professionnel et le plan de développement des compétences, car ce dernier est sous la responsabilité de l’entreprise et les besoins auxquels il répond émergent le plus souvent avec l’entretien annuel. L’entretien professionnel est, lui, centré sur le salarié », souligne-t-il.
Une position qui mérite d’être nuancée. La frontière entre l’entretien professionnel et le plan de développement des compétences n’est peut-être pas si infranchissable, soutient Sylvain Humeau. « Lors d’un entretien professionnel, si le projet du collaborateur est validé par le manager, il devient possible de construire un parcours avec les RH. Mais il faut que les managers soient dans un état d’esprit particulier, qu’ils aient envie de “faire grandir” leurs collaborateurs. » Une perspective que Marie-Pierre Dequier, administratrice de l’association France Apprenante, estime avantageuse pour les employeurs. « Je reste convaincue que l’entreprise a intérêt à accompagner le développement de ses collaborateurs, même en cas de divergence sur l’objet de la formation, dit-elle. Dans un tel cas, l’entreprise y a aussi intérêt car le collaborateur sera plus engagé et, lorsqu’il le souhaitera, pourra partir plus facilement. »
S’agissant des PME et des TPE, Cyril Zidi, fondateur du cabinet de conseil Career Booster, propose de revoir les relations avec d’autres parties prenantes. « Les PME doivent être mieux informées des possibilités auxquelles elles peuvent accéder, avance-t-il. Il faut que les Opco communiquent davantage afin qu’elles puissent monter des programmes de formation, ce qui permettra aux dirigeants de se mettre dans une posture de proposition et de ne plus être sur la défensive. » Si la démarche nécessitera sans doute un accompagnement, elle ne doit pas être reportée, pense ce spécialiste. « Le développement des compétences est vital pour ces entreprises. Leurs collaborateurs sont leurs forces vives. En assurant leur montée en compétences, elles augmentent leur fidélisation tout en évitant des recrutements, toujours difficiles », fait-il valoir. Paradoxalement, la crise sanitaire a rendu un tel scénario plus accessible, estime Sylvain Humeau. « La pandémie a fait évoluer les modalités pédagogiques de formation. Ce qui auparavant mobilisait deux ou trois jours peut désormais être transformé en modules d’une demi-journée ou en tranches de deux heures », explique-t-il.
Pour les dirigeants qui estiment malgré tout trop contraignantes les obligations liées à l’entretien professionnel créé par la loi de 2014, il existe une parade, rappelle enfin Cyril Parlant. « Les entreprises disposent d’un “antidote” : l’accord d’entreprise, qui permet de moduler la périodicité. Selon la typologie des emplois, elle peut devenir triennale ou quadriennale, tout en restant dans le cadre du bilan tous les six ans. Il faut ré-inventer l’entretien professionnel dans le cadre de l’accord d’entreprise », assure-t-il.
Les difficultés qu’ont rencontrées les entreprises dans la réalisation des entretiens professionnels pourraient bien avoir des conséquences juridiques, prévient en outre Cyril Parlant : « Est-ce le rôle du législateur d’aller aussi loin et de s’immiscer dans la politique RH des entreprises ? », se demande-t-il. Il n’exclut pas que des sociétés saisissent le tribunal administratif d’une question prioritaire de constitutionnalité sur la base de l’article 34 de la Constitution, en se prévalant d’un argument très simple : l’entretien professionnel n’est pas un principe fondamental du droit du travail. En tout état de cause, il estime que la continuation du dispositif en l’état relève d’un vœu pieux : « Il est clair qu’il faudra choisir, à l’avenir, entre la suppression de l’entretien professionnel ou de la sanction actuelle. » Le prochain cycle de six ans (2021-2026), durant lequel les entreprises devront à nouveau réaliser des entretiens professionnels, pourrait bien prendre une tournure très différente du premier.