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Le grand entretien

« On peut imaginer pour l’avenir un salariat sans subordination »

Le grand entretien | publié le : 20.09.2021 | Frédéric Brillet

Dans son essai L’insoutenable subordination des salariés, la sociologue Danièle Linhart s’interroge sur la pertinence du maintien, au XXIe siècle, du lien de subordination salarial. Et critique les modes managériales qui tendent à occulter ce lien.

Qu’est-ce qui fonde le lien de subordination ?

La subordination juridique constitue un critère essentiel de la qualification du contrat de travail et se trouve consacrée par la loi. L’article L3121-1 du Code du travail indique que « la durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles. » Ce lien de subordination signifie qu’il revient à l’employeur d’organiser le travail des salariés qu’il embauche, de décider de sa finalité et de ses modalités, et que le salarié est tenu d’appliquer à la lettre les méthodes de travail pensées en dehors de lui.

Vous estimez que ce lien de subordination pose problème à l’heure des crises sanitaires et écologiques…

Les salariés sont contraints à l’obéissance stricte et ne peuvent, en dépit de leurs compétences professionnelles et de leurs valeurs citoyennes et morales, contester les choix opérés par les directions en matière de positionnement sur le marché, de qualité des produits, de méthodes de travail. Or ces choix dictés par la rationalité économique libérale déterminent des modes de production et de consommation prédateurs pour notre planète. Laisser aux seules directions le droit de décider ce qui sera produit et selon quels critères conduit donc à des aberrations sociales, économiques et sanitaires.

Pourquoi les modes managériales qui insistent sur les disruptions évacuent-elles cette question de la subordination ?

Les démarches « humanisantes » focalisées sur le bien-être des salariés, avec les chief happiness officers, encourageant l’intrapreneuriat ou qui prétendent libérer les salariés, ignorent effectivement ce lien de subordination inscrit au cœur du contrat salarial. Cela n’a rien d’étonnant puisque ces démarches visent en fait à arracher le consentement, à désamorcer toute contestation et toute entrave aux choix managériaux en matière d’organisation du travail en prétendant répondre aux besoins fondamentaux des salariés. Les dirigeants se positionnent comme disruptifs, aptes à concilier les intérêts des salariés et ceux de l’entreprise, capables de faire confiance. Mais ils ont en réalité besoin de ce lien de subordination pour s’assurer de la docilité des salariés dans le cadre d’incessants remaniements. En considérant chaque salarié sous l’angle de son humanité et de son unicité, ces nouvelles méthodes de management post-tayloriennes cherchent à dissimuler ce lien de subordination auparavant vécu comme une domination inscrite dans un rapport de forces. L’individualisation joue sur les dimensions les plus personnelles, les plus émotionnelles des salariés, voire sur leur narcissisme. On leur demande d’être réactifs, résilients, d’avoir le goût du risque et de l’aventure, de viser l’excellence en permanence, de s’engager totalement. Ce faisant, on les détourne de l’action collective qui représentait une possibilité de peser dans ce rapport de forces.

Votre critique du lien de subordination vous amène notamment à douter des bienfaits de l’entreprise libérée. Dans quelle mesure cette dernière est-elle ou non compatible avec le lien de subordination inscrit dans le contrat salarial ?

Les entreprises libérées prétendent inventer un nouveau modèle fondé sur la confiance à l’égard des salariés. Elles font d’ailleurs des économies significatives en supprimant une grande partie de leur hiérarchie intermédiaire et de proximité, comme une partie de leurs directions opérationnelles, car elles confient aux salariés de base regroupés en équipes certaines des tâches et responsabilités assumées par ceux qui disparaissent. Mais chaque salarié libéré doit avoir intériorisé la vision du leader – en matière de choix économiques, techniques et organisationnels –, il doit être un bon follower, ce qui rappelle les principes des sectes. La mise en scène de ces disruptions – le patron n’est pas censé savoir plus et mieux que ses salariés – va de pair avec une organisation où tout est fait pour que le client mette directement la pression sur les salariés et où chacun de ces salariés intègre le fait que le sort de l’entreprise repose sur ses épaules et sa capacité à donner le maximum en permanence. Le lien de subordination est lui-même bien évacué de la rhétorique des entreprises libérées, mais il peut conserver son utilité car nombre d’entreprises libérées sont revenues à des pratiques plus « classiques »…

Les syndicats de salariés qui revendiquent depuis plus d’un siècle des augmentations de salaire ou l’amélioration des conditions de travail n’ont jamais remis en cause ce lien de subordination, constatez-vous…

Plusieurs éléments expliquent ce fait. Tout d’abord, l’organisation taylorienne du travail a été considérée comme rationnelle et efficace, y compris par les forces de gauche. Lénine l’a même introduit dans l’URSS des années 1920. Les syndicats estimaient pour leur part que la priorité était de se battre pour la rétrocession la plus large possible des profits vers les salaires, qu’il n’était pas de leur ressort d’aider le patronat à exploiter la force de travail en se mêlant de l’organisation du travail. Par ailleurs, il n’existait pas d’alternative au taylorisme susceptible de satisfaire les besoins de croissance et le bien-être des travailleurs. Et en demandant des augmentations pour tous, les syndicats pouvaient compter sur une classe ouvrière unie et plus efficace dans la lutte. La remise en cause de l’organisation du travail va émerger avec la question de la souffrance au travail, dans un contexte d’individualisation et de personnalisation évoquée plus haut.

Et les partis politiques ?

Les partis politiques, notamment de gauche, ne se sont jamais réellement intéressés à la subordination salariale, focalisés qu’ils étaient sur le chômage, l’emploi et les salaires. L’organisation du travail et tout ce qui en découle – liberté, autonomie, réalisation de soi par le travail – demeure une boîte noire. C’est finalement le patronat qui s’est emparé de cet enjeu : en prétendant reconnaître ses torts, il affirme vouloir instaurer un nouveau modèle post-taylorien, humaniste et « désirable ».

Comment les nouvelles générations perçoivent-elles ce lien de subordination ?

Au cours d’interviews avec des jeunes sur le point d’entrer sur le marché du travail, j’ai été frappée par la façon dont ils envisageaient cette subordination. Certains la considéraient positivement, parce qu’ils pensaient que le rôle du supérieur hiérarchique était d’accompagner son subalterne quand il est bloqué dans son travail. Mais plus tard, ils découvrent une réalité différente, avec un manager qui sert surtout à leur imposer des objectifs et à les contrôler. C’est pourquoi certains jeunes se tournent vers des formes apparemment plus indépendantes d’emploi.

Est-ce un moyen pertinent d’échapper à la subordination ?

Non, car ces jeunes sont alors confrontés à la dépendance économique, particulièrement pesante, notamment pour les emplois les moins qualifiés. L’auto-entrepreneuriat ne constitue pas une solution d’avenir car ce système prive les travailleurs d’une capacité collective à faire valoir des droits, des protections et des garanties indispensables lorsque l’on s’engage dans une activité professionnelle.

Peut-on imaginer un salariat sans subordination ?

Les droits et garanties des salariés inscrits dans le Code du travail ont été jusqu’à aujourd’hui la contrepartie de cette subordination qui rend l’employeur responsable de la santé physique et mentale de ses salariés. Mais on peut imaginer pour l’avenir un salariat sans subordination et inventer ses conditions concrètes d’exercice. Cela relève de l’intelligence collective à l’œuvre dans les entreprises et il revient à la société de se poser ce genre de questions. Il devient urgent, au vu des nouvelles stratégies patronales qui précarisent les travailleurs et déstabilisent leurs collectifs, d’interroger la légitimité de ce lien de subordination et de mettre en évidence les dangers qu’il représente, sans pour autant remettre en question le principe du salariat.

Parcours

Docteure en sociologie, directrice de recherche émérite au CNRS et membre du laboratoire GTM-CRESPPA, Danièle Linhart mène des recherches sur les stratégies managériales, l’évolution du travail, les nouvelles formes de mobilisation des salariés et la place du travail dans la société. Elle a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Travailler sans les autres ? (Le Seuil, 2009), La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale (Erès, 2015), Le burn out – Travailler à perdre la raison, avec Zoé Thouron, La petite Bédéthèque des Savoirs, (Le Lombard, 2019) et L’Insoutenable Subordination des salariés (Erès, 2021)

Auteur

  • Frédéric Brillet