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Le grand entretien

« Les outils numériques peuvent améliorer l’autonomie et le contrôle »

Le grand entretien | publié le : 13.09.2021 | Frédéric Brillet

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« Les outils numériques peuvent améliorer l’autonomie et le contrôle »

Crédit photo Frédéric Brillet

 

Dans leur ouvrage Sociologie du numérique au travail, les chercheuses Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc analysent les conséquences du numérique sur l’organisation des entreprises, les processus RH, les manières de travailler et la façon dont les salariés perçoivent cette révolution.
 
Qu’est-ce qui singularise votre approche par rapport aux nombreux livres déjà publiés sur le sujet du numérique ?

Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc : Ceux-ci abordent souvent le sujet sur le mode prospectif. Nous avons voulu pour notre part prendre du recul en nous appuyant sur les résultats de 25 ans de recherche en sociologie. Il s’agit de comprendre, sans avoir la prétention de prédire ni de prescrire, ce que sera ou devra être l’entreprise de demain. Dans notre ouvrage, nous nous intéressons aux questions organisationnelles plutôt qu’à l’impact du numérique sur l’emploi ou la transformation des marchés.

 

Vous observez que les outils du numérique, censés faciliter la communication ou la collaboration, sont ambigus et suscitent des inquiétudes…

M. B.-M. et A. B. : Le numérique n’a pas d’impact inéluctable, il ne porte en lui-même aucun changement. Un outil de géolocalisation et de radioguidage destiné aux livreurs peut être assimilé à une perte de savoir et d’autonomie et perçu comme un moyen de contrôle ou, à l’inverse, comme un outil d’aide à l’organisation des tournées. Tout dépend de la manière dont les directions et les salariés pensent, accompagnent, utilisent et donc s’approprient ces outils, et des fins qu’on leur associe. Les outils numériques peuvent ainsi être facteurs de déqualification – voire de disparition annoncée de métiers, comme on l’entend parfois – ou de requalification. Ils peuvent être au service de la robotisation et de la perte de sens ou favoriser le développement de nouveaux savoirs. Ils peuvent améliorer simultanément l’autonomie et le contrôle, assouplir ou rigidifier les procédures, encourager l’émergence de nouveaux collectifs de travail ou l’isolement. C’est pourquoi, dans les enquêtes, les perceptions qu’ont les salariés de ces outils semblent paradoxales.

 

Les démarches participatives qui accompagnent le déploiement des outils numériques permettent-elles d’apaiser ces craintes ?

M. B.-M. et A. B. : L’idée d’associer les salariés, de faire des groupes de travail pour mettre en place ces outils, est généralement admise. Le problème tient à ce qu’on entend par participatif… À quel moment, de quelle manière et pourquoi associe-t-on les salariés aux changements ? Qui participe aux groupes de travail ? Les salariés, leurs représentants, les managers ? Par ailleurs, les résultats de ces démarches participatives nécessitent souvent des changements organisationnels d’ampleur, qui interviennent sur un temps relativement long, alors même que le déploiement des outils numériques est rapide. D’où un décalage, source d’incompréhension. L’efficacité de ces démarches participatives dépend donc de la qualité et du tempo des changements organisationnels opérés en parallèle.

 

Comment les managers, chefs de projets ou cadres peuvent-ils contribuer à réduire les tensions ?

M. B.-M. et A. B. : Il y a deux ans, nous avons fait une étude pour mieux comprendre ce que les acteurs mettent derrière le terme de transformation digitale. Nous avons distingué trois niveaux de définition de cette transformation qui nous éclairent sur la manière d’accompagner les acteurs. Le premier niveau renvoie aux discours concernant les nouvelles façons de faire avec le numérique visant, par exemple, la transversalité des échanges, l’écoute ou le lâcher-prise. Un deuxième niveau concerne la familiarisation avec ces outils dans le cadre d’ateliers de digitalisation, au cours de laquelle les salariés apprennent à en maîtriser les fonctionnalités mais sans se poser la question de leur usage au quotidien dans un contexte professionnel. Enfin, survient le troisième niveau, celui de l’intégration des outils au plus près de l’activité – qui revêt une importance majeure pour leur appropriation collective. C’est à ce niveau que les managers ou chefs de projet sont indispensables, car ils peuvent ouvrir les discussions au sein de leurs équipes pour en faire comprendre le sens et la valeur ajoutée en situation concrète de travail. Ce sont ensuite ces managers qui portent, au moins en partie, les changements organisationnels qui en découlent et apportent les ressources pour y faire face. C’est un vrai défi car, pour accomplir cette mission, ils doivent dégager du temps sur leurs tâches transverses et de reporting, de même que développer de nouvelles expertises relatives aux métiers et au numérique.

 

Qu’observent les sociologues du travail dans les organisations les plus en pointe en matière de transformation numérique ?

M. B.-M. et A. B. : À l’échelle individuelle, la simple messagerie a augmenté la vitesse de circulation de l’information et, bien sûr, favorisé la réactivité et la flexibilité – au point que l’intensification du travail et l’hyper-réactivité deviennent une norme. Cette norme est facteur de risque et de surcharge, d’où la revendication actuelle d’un droit à la déconnexion. À l’échelle des organisations, les outils de gestion de type SIRH, de gestion des stocks, de relation client intègrent de plus en plus d’intelligence artificielle (IA) : ils centralisent et traitent automatiquement l’information dans des bases de données afin d’organiser, de contrôler et de planifier les flux et de réagir là aussi de plus en plus rapidement. Ces outils permettent également ainsi de gagner du temps, mais cela passe par des formes de “procéduration” et de standardisation des pratiques qui réduisent l’autonomie des salariés. Finalement, cette logique peut donc contrer l’exigence, de plus en plus prégnante dans les entreprises, de souplesse, de créativité ou de prise d’initiative. À l’inverse, les outils collaboratifs plus souples et moins procéduraux – réseaux sociaux, wiki, plateformes de partage de documents, de coédition – sont plus en phase avec cet impératif d’innovation, d’agilité, de collaboration et de décentralisation. Ils ont été largement mobilisés pendant la crise sanitaire, pour combler la distance et partager rapidement l’information. Dans les faits, ces différentes logiques coexistent dans les organisations, ce qui donne lieu à des injonctions paradoxales. Les salariés sont ainsi incités à utiliser un réseau social interne ou des plateformes d’entraide pour échanger au sein de communautés professionnelles non instituées – groupes de pairs, réseaux –, apprendre ou innover. Mais ils doivent par ailleurs respecter des processus stricts pour mettre en application les idées qu’ils y ont puisées… Autre paradoxe, les entreprises demandent aux collaborateurs des reportings détaillés d’activités dans lesquels ces temps hors cadre – de socialisation, d’entraide… – ne sont pas comptabilisés ni reconnus, alors même qu’ils sont valorisés dans les discours.

 

Les recherches mettent enfin en évidence les contradictions de l’entreprise libérée, qui mise beaucoup sur les outils numériques…

M. B.-M. et A. B. : Ce modèle ambitionne de rejeter la bureaucratisation, le cloisonnement et la hiérarchie. Mais certaines entreprises qui s’en réclament et veulent l’autonomie des salariés ne feront finalement que déployer des outils numériques dans une logique d’émulation et de contrôle social qui ne dit pas son nom. Je suis libre de mes horaires, par exemple, mais je dois témoigner de ma capacité à travailler au plus vite et très tard… Et comme chacun peut voir les heures d’envoi de mes mails ou de mes contributions sur les plateformes, on recrée des normes, des manières de se rendre visible et de témoigner de son engagement qui ne sont pas si cool qu’elles peuvent paraître dans un premier temps…

 

D’autres chercheurs pointent enfin les limites de la numérisation des processus RH…

M. B.-M. et A. B. : Dans la formation professionnelle, des études montrent qu’une numérisation excessive déstabilise la dimension sociale de l’apprentissage. Elle incite aussi les apprenants à se contenter des seuls savoirs utiles à court terme. Il est donc important de veiller au maintien du lien social en équilibrant le distanciel et le présentiel. Les outils d’intelligence artificielle appliqués aux RH doivent aussi être maniés avec précaution. On peut être tenté de nourrir des algorithmes avec des données prétendument standardisées, mais en fait difficilement comparables. Par exemple, en ce qui concerne l’attribution ou l’évaluation de compétences, le fait d’exprimer par des nombres ce qui auparavant était exprimé par des mots n’est pas une opération neutre. Là aussi, il faut trouver un équilibre entre le numérique et le travail proprement humain qui revient aux conseillers RH ou aux managers.

Parcours

Marie Benedetto-Meyer est maîtresse de conférences en sociologie à l’université de technologie de Troyes, membre du Laboratoire informatique et société numérique (LIST3N) et associée au laboratoire de sociologie Printemps (Paris-Saclay/CNRS). Elle mène des recherches sur les transformations du monde du travail en lien avec le numérique. Membre du conseil scientifique d’Entreprise & Personnel, elle intervient dans les masters de l’ISM-IAE et de Sciences Po Executive Education.

Anca Boboc est sociologue du travail et des organisations, chercheuse dans le département des sciences sociales (Sense) d’Orange Labs, membre du conseil scientifique de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Elle est spécialiste des usages du numérique en entreprise. Elle s’intéresse aux évolutions du travail avec le numérique et analyse notamment la frontière entre vie privée et professionnelle, l’organisation des espaces-temps de travail et les transformations managériales qui les accompagnent.

Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc ont publié en 2021 Sociologie du numérique au travail (éditions Armand Colin, 239 pages).

Auteur

  • Frédéric Brillet