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Le grand entretien

« Les hauts potentiels intellectuels s’interrogent sur leur place dans le monde professionnel »

Le grand entretien | publié le : 30.08.2021 | Frédéric Brillet

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« Les hauts potentiels intellectuels s’interrogent sur leur place dans le monde professionnel »

Crédit photo Frédéric Brillet

Début 2021, Cécile Dutriaux*, doctorante à l’IAE de Paris-Sorbonne Business School, a lancé une étude qualitative et quantitative croisée sur les HPI (hauts potentiels intellectuels) en entreprise et la perception qu’en ont les employeurs, avec pour objectif de mieux cerner leurs attentes mutuelles. Elle en dévoile ici les premiers enseignements.

Quelle est l’importance des HPI (hauts potentiels intellectuels) dans la population et leurs caractéristiques ?

Cécile Dutriaux : Il est assez difficile de répondre à cette question avec un chiffre car, contrairement à des personnes identifiées HQI – haut quotient intellectuel –, ontologiquement définies par une norme statistique, les HPI ne relèvent pas d’une mesure unique. En effet, les HQI sont repérés au moyen de tests logiques et mathématiques quand les HPI détiennent des compétences plus larges, qui leur permettent de sortir des cadres de pensée traditionnels et d’un rationalisme étroit. Selon leurs dires et ceux de leurs proches, les HPI dérangent et fascinent leur entourage par des questions souvent décalées et leurs capacités à faire des liens entre des matières différentes. Ils se singularisent par une grande curiosité intellectuelle. D’où leur aspiration fréquente à une forte mobilité professionnelle et leur capacité à imaginer des solutions innovantes.

 

Qu’est-ce qui justifie de conduire une étude sur cette population ?

C.D: Cette population est souvent perçue comme étant en décalage, voire en difficulté sociale. La proportion de HPI dans cette situation reste à établir. Mais, dans tous les cas, si de plus en plus de gens ont du mal à composer avec les modèles normatifs, cela pose forcément des questions qui vont au-delà des problématiques personnelles. Sujet « tendance », jusqu’à constituer le titre d’une série à succès sur TF1, les HPI s’interrogent sur leur place dans le monde professionnel. La parole sur ce sujet commence à se libérer : des réseaux professionnels internes se mettent en place, des sociétés de recrutement et/ou de coaching spécialisées s’y intéressent… Et les entreprises, surtout celles qui ont une ouverture à l’international, regardent avec curiosité cette nouvelle « minorité » sans savoir vraiment qui elle est et ce qu’elle pourrait en faire, tant d’un point de vue RSE qu’en termes d’apport de valeur ajoutée. Tout cela m’a conduite à mener une étude tant auprès de personnes se déclarant HPI (1 000 répondants au questionnaire) qu’auprès des managers et représentants RH (environ 600 retours), le tout complété par plusieurs dizaines d’entretiens individuels.

 

Quels défis doivent surmonter les HPI dans leur vie professionnelle ?

C.D: Le premier défi renvoie au « secret ». La différence cognitive est un sujet tabou, particulièrement quand on se perçoit comme porteur d’une compétence que les autres n’ont pas ou ne semblent pas posséder. Les HPI cachent donc leur différence. J’ai en tête l’histoire d’une jeune quadra, informaticienne, parlant sept langues couramment, pratiquant la natation en compétition, pianiste de concert, grande amatrice d’opéra, ayant réalisé l’ascension du Kilimandjaro… qui fuyait les déjeuners avec ses collègues par crainte que l’on découvre ses multiples talents. Dilapider une partie de ses ressources personnelles par crainte du jugement sur des compétences perçues « hors normes » est à la fois une atteinte au bien-être que chaque salarié est en droit d’attendre sur son lieu de travail, mais également le lit de futurs risques psychosociaux. La seconde difficulté majeure est l’incompréhension face à des solutions jugées non optimales par les HPI. Leurs cerveaux ont du mal à composer avec ce sentiment d’inefficience. Lors d’un de mes entretiens, une femme HPI a évoqué un choix technique sur une problématique inédite. Plusieurs pistes non pertinentes avaient été explorées avant d’arriver à la « bonne » solution… qu’elle avait d’emblée suggérée ! Cette situation l’avait contrariée au plus haut point, tant pour des raisons de perte de temps que sur l’incompréhension que personne n’ait partagé son évidence. Et cela l’avait entraînée dans une situation de perte de confiance en elle jusqu’au burn-out. La nécessité de cacher son talent, de ne pas pouvoir imposer ses idées pertinentes, la non-reconnaissance par l’employeur de sa singularité nourrit un sentiment de décalage, d’exclusion et finalement d’isolement.

 

Quelles sont leurs attentes spécifiques vis-à-vis de l’entreprise ?

C.D: Globalement, elles semblent assez proches de celles de la génération montante, sauf qu’elles sont revendiquées depuis bien plus longtemps ! À savoir, un besoin accru de reconnaissance individuelle, d’autonomie, voire, souvent mais pas toujours, de liberté. En somme, parce qu’ils ressentent leur différence de manière accrue sans que celle-ci soit immédiatement visible, les HPI aspirent à être acceptés et écoutés pour ce qu’ils sont, à savoir des êtres pensant en dehors du cadre. Ce qui leur permettrait d’exprimer, selon eux, leur plein potentiel.

 

Comment aider les HPI à libérer leur potentiel ?

C.D: Les DRH doivent prendre soin de recruter les HPI sur des postes adéquats et avec le bon dosage. C’est individuellement difficile à admettre – et sans doute davantage pour ces personnes – mais une équipe où les compétences sont équitablement moyennes a plus de chances de fonctionner au quotidien qu’une équipe composée uniquement de personnalités diversement « sur-efficientes ». En revanche, l’absence de personnes « hors normes » freinera l’émergence de solutions pour innover et s’adapter à un monde en mouvement. Les HPI revendiquent des performances différentes, qui peuvent s’avérer très utiles, à la condition sine qua non qu’elles soient utilisées au « bon endroit ». Ainsi, certains HPI s’épanouiront sur des postes plutôt « experts » ou au contraire plutôt « transverses ».

 

Les HPI sont-ils performants dans toutes les dimensions de leur vie professionnelle ?

C.D: Les HPI détiennent des compétences utiles en ce qui concerne l’organisation et la performance individuelles mais parfois inopérantes lorsqu’il s’agit de s’articuler avec des collègues ou une hiérarchie aux modes et rythmes de pensée plus « normaux ». Ils manifestent une exigence d’efficience qui peut sembler légitime dans le lieu de profit qu’est l’entreprise, mais qui relègue souvent la dimension « jeu social » au second plan. Ainsi, le temps nécessaire à la création, à l’entretien quotidien de liens interpersonnels et à l’indulgence qui peut en découler est souvent malmené… au profit de tâches jugées plus utiles. Cela crée des zones de friction, soit externes quand elles sont exprimées, soit internes quand les HPI répriment leur tendance naturelle. D’où une difficulté d’intégration à l’unité de travail.

 

Les HPI sont-ils facilement repérés par les employeurs ?

C.D: Mal identifiée, la population des HPI regroupe des réalités éclectiques. Certains HPI rejoignent facilement la catégorie des « hauts potentiels » car ils cochent toutes les cases : diplôme d’une grande école, bonnes compétences cognitives « attendues » et confiance en soi. Ils évitent alors d’exprimer des pensées potentiellement trop « divergentes » pour demeurer dans le programme « hauts potentiels ». D’autres HPI peuvent être des autistes dits Asperger, dotés de capacités cognitives intéressantes mais éprouvant également des difficultés d’interactions sociales. Ceux-là seront gérés sous l’angle du « handicap », ce qui peut être cohérent du point de vue social mais beaucoup moins sous l’angle des compétences. C’est pourquoi les personnes concernées hésitent à dévoiler leur handicap invisible. Heureusement, des entreprises de plus en plus nombreuses recherchent ces « talents » particuliers, à l’instar du ministère des Armées qui a recruté des autistes Asperger pour la surveillance du territoire.

 

Et au milieu de ces deux extrêmes ?

C.D: C’est sans doute là où le bât blesse : le continuum dans lequel s’inscrivent les HPI n’a pas d’existence officielle et repose sur la sensibilité des managers de proximité. Et ces derniers, suivant leurs parcours propres, peuvent ou non en avoir connaissance, savoir ou non les identifier, vouloir ou non les gérer. La plupart des témoignages recueillis montrent d’ailleurs un trait commun chez ces managers : pour identifier un HPI non déclaré, et le situer dans la catégorie « talents » ou « handicap » ou quelque part entre ces deux extrêmes, il faut soit se reconnaître soi-même dans ces profils, soit avoir dans son entourage – familial, amical ou professionnel – des profils comparables.

Parcours

*Initialement enseignante en littérature et titulaire d’un MBA de l’IAE de Nice, Cécile Dutriaux a travaillé dans la communication en cabinet politique, l’enseignement des lettres et la formation. Actuellement doctorante à l’IAE de Paris-Sorbonne Business School-Panthéon Sorbonne et membre de la chaire EPPP (Économie des partenariats public-privé), elle mène des recherches qui portent sur les rapports entre l’individuel et le collectif et, en particulier, la place des profils « atypiques » en entreprise.

Auteur

  • Frédéric Brillet