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Le grand entretien

« Le facteur humain est essentiel dans le succès des fusions-acquisitions »

Le grand entretien | publié le : 23.08.2021 | Frédéric Brillet

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« Le facteur humain est essentiel dans le succès des fusions-acquisitions »

Crédit photo Frédéric Brillet

Les enseignantes-chercheuses Audrey Rouziès et Helene Loe Colman se sont intéressées à la manière dont les entreprises scandinaves préparent les opérations de fusion-acquisition (F&A) en lien avec les représentants des salariés et les managers intermédiaires.

Vous rappelez dans un article publié dans Journal of Management, coécrit avec Helene Loe Colman, que les résultats des fusions-acquisitions sont décevants d’une manière générale…

Entre 50 % et 70 % des opérations n’atteindraient pas les objectifs stratégiques définis initialement. Mais la mesure de la réussite n’est pas uniquement comptable ou financière : elle doit également prendre en compte des dimensions humaines ou organisationnelles. À mon sens, il n’existe pas un seul indicateur global qui permette de saisir toutes les composantes du succès d’une F&A. Mais on sait qu’il existe un lien entre la qualité du processus d’intégration et la performance à long terme de l’entreprise, à la fois sur le plan comptable et financier.

Pourquoi constate-t-on autant d’échecs ?

Les raisons sont multiples. Mes travaux se focalisent sur les facteurs humains et organisationnels qui viennent, soit mettre de l’huile dans les rouages, soit les gripper s’ils sont ignorés. Le facteur humain est essentiel dans la bonne marche d’une opération de F&A. Il s’agit par exemple de créer une identité commune, d’apprendre et d’innover ensemble, de s’engager ensemble dans la nouvelle entité, de construire de nouveaux processus de travail conjoint contribuant aux synergies définies… La liste est longue et essentielle !

Vous constatez qu’en France les questions liées à l’adhésion du personnel sont traitées trop tard, après la réalisation de l’opération…

C’est souvent le cas en effet. La phase de préacquisition demeure la « chasse gardée » d’un très petit nombre d’acteurs – top management, avocats et banquiers d’affaires, consultants – qui opèrent en petit comité afin d’éviter la diffusion d’informations stratégiques. Il est encore très fréquent que des salariés apprennent l’annonce d’une fusion ou d’un rachat dans la presse ou soient mis devant le fait accompli du jour au lendemain. On a donc, d’un côté, un nombre très limité d’acteurs qui travaillent à la définition d’une stratégie dans un contexte de très forte asymétrie informationnelle – il est en effet difficile de tout connaître sur le partenaire potentiel tant que l’on n’est pas officiellement rapprochés – et de l’autre, une majorité d’acteurs qui devront appliquer une stratégie sans avoir pris part à sa définition. Les F&A font partie de ces décisions stratégiques prises par un petit nombre d’acteurs et qui en impactent un très grand nombre. Cette approche très clivée entre la phase de préacquisition et la phase de mise en œuvre est une des raisons de l’échec dans de très nombreux cas de F&A. Il ne s’agit évidemment pas de prôner une approche totalement « démocratique » de la décision, qui doit rester entre les mains de cadres dirigeants. Mais une approche plus inclusive de la phase de préacquisition permettrait, selon moi, d’éviter quelques écueils lors de la mise en œuvre de l’intégration post-acquisition.

Comment procéder concrètement ?

Il s’agirait par exemple d’entendre des acteurs issus du management intermédiaire. Intégrer le middle management dans la phase de préacquisition, lorsque celle-ci est assez avancée, permettrait d’affiner les objectifs stratégiques et les synergies attendues et de les rendre plus réalistes et cohérents au regard de la réalité du terrain et du contexte de travail lorsque les deux entreprises seront rapprochées. Depuis les années 1990, les travaux académiques sur les middle managers montrent que ces derniers sont « entre l’enclume et le marteau » et qu’ils jouent un rôle essentiel dans la circulation d’informations, ascendante comme descendante, la mise en œuvre de la stratégie et le bien-être au travail. Sans l’engagement de ces strates intermédiaires, une stratégie, aussi bien définie et cohérente soit-elle, rencontrera de sérieux problèmes de mise en œuvre et sera très certainement vouée à l’échec. Il en va ainsi pour les stratégies de F&A. Intégrés plus tôt dans le processus de décision, les middle managers pourront mieux jouer leur rôle de « champion » de l’intégration et relayer les objectifs stratégiques de l’opération.

Quelles sont les pratiques scandinaves en matière de fusions ?

La gouvernance scandinave laisse plus de place aux représentants des salariés et aux cadres intermédiaires, formés et rodés à la participation dans les décisions stratégiques. Ces derniers travaillent main dans la main avec les cadres dirigeants et ont l’habitude de les connecter avec la réalité du terrain. Ils apportent à la prise de décision stratégique une vision plus incarnée, plus en lien avec la réalité quotidienne. Lorsqu’une F&A se prépare, les représentants des salariés sont naturellement impliqués très tôt dans la prise de décision, contrairement à une approche plus traditionnelle en Europe du Sud où les représentants syndicaux vont être mis devant le fait accompli et donc tentés de jouer un rôle plus protecteur, contestataire, voire bloquant.

Vous analysez à cet égard un cas d’école en Scandinavie qui montre le rôle de ceux que vous qualifiez de boundary spanners (passeurs de frontières)…

Dans le cas d’acquisition que nous avons étudié pendant trois ans, les boundary spanners étaient les représentants syndicaux des deux entreprises impliquées dans le rapprochement. Ces représentants syndicaux faisaient logiquement partie de la même organisation syndicale dans le domaine de la métallurgie et se connaissaient via ce réseau. Des relations de confiance s’étaient établies et ont permis de faciliter la circulation d’information entre les entreprises et au sein des entreprises.

En quoi le rôle des syndicats scandinaves diffère-t-il de leurs homologues français lors des fusions ?

La gouvernance dans les pays scandinaves est organisée de telle sorte que les représentants syndicaux participent conjointement au management à la prise de décision stratégique. Ils sont formés et accompagnés pour cela ; ce qui leur permet de comprendre les enjeux organisationnels et stratégiques et d’accompagner au mieux le changement sans négliger pour autant les intérêts des salariés.

Ces pratiques scandinaves plus inclusives et ouvertes se traduisent-elles par un taux de réussite plus élevé pour les fusions ?

Mes recherches étant principalement basées sur des approches qualitatives, je ne peux pas produire de chiffres prouvant que les pratiques plus inclusives et plus ouvertes conduisent à plus de succès que les approches classiques. Néanmoins, je peux affirmer qu’une des raisons de l’échec des F&A est liée à l’impossibilité, dans la phase de préfusion, de planifier et d’anticiper tous les détails de la mise en œuvre. Or, en adoptant une approche plus inclusive, cela conduit à la définition d’un plan d’action plus réaliste et plus ancré dans la pratique du terrain, permettant de mieux anticiper les blocages potentiels dans la phase d’implémentation.

Dans quelle mesure les pratiques scandinaves peuvent-elles être transférées en France, dans un paysage syndical et un contexte culturel très différents ?

Les boundary spanners ne sont pas uniquement les représentants syndicaux mais potentiellement d’autres acteurs ayant des réseaux informels préexistant à l’acquisition et sur lesquels il est possible de s’appuyer dans la phase de préacquisition. Donc même si, dans le contexte français, les représentants syndicaux ne sont pas forcément formés et prêts à jouer ce rôle de passeurs de frontières, d’autres acteurs comme les cadres intermédiaires ou les cadres de première ligne peuvent tout à fait jouer ce rôle en s’appuyant sur leurs réseaux.

Parcours

Après un doctorat à EM Lyon-Université Lyon 3 et un post-doc à l’université du Québec à Montréal, Audrey Rouziès a rejoint en 2008 la Toulouse School of Management, où elle est aujourd’hui professeure des universités. Ses travaux, qui portent sur le management des fusions-acquisitions et plus spécifiquement sur les enjeux organisationnels et humains, ont été notamment publiés dans Journal of Management, European Management Review, International Studies of Management and Organization, Revue française de gestion, Management international. Elle est également cofondatrice du European M&A Institute avec Helene Loe Colman (professeure de management à la BI Norwegian Business School).

Auteur

  • Frédéric Brillet