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Le grand entrtien

« Le culte de la productivité mène à une impasse »

Le grand entrtien | publié le : 28.06.2021 | Frédéric Brillet

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« Le culte de la productivité mène à une impasse »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans Overbookés, comment se libérer du culte de la productivité, publié chez Dunod, Rahaf Harfoush analyse en profondeur les causes et les conséquences de ce culte qui structure nos vies professionnelles et personnelles.

Qu’est-ce qui nous pousse à vouloir toujours être plus productifs dans nos vies professionnelles et personnelles ?

La quête de productivité repose sur le « vouloir toujours plus » qui nous anime. Nous voulons être meilleurs, plus rapides, plus forts, plus riches. Toutefois, en cherchant à en faire toujours plus, nous reconnaissons, dans une certaine mesure, que ce que nous faisons n’est pas suffisant. Cette obsession n’est pas sans conséquence sur notre estime de nous-mêmes, notre santé mentale et notre bonheur. À première vue, les gains de productivité devraient nous libérer du temps pour le consacrer à des activités de loisirs. Au lieu de cela, beaucoup d’entre nous comblons ce temps libre par plus de travail.

Comment l’obsession de la productivité s’est-elle étendue aux métiers de conception et de création ?

Traditionnellement, la productivité et la créativité étaient complètement séparées : durant l’ère industrielle, les travailleurs n’avaient pas besoin d’être créatifs pour accomplir un ensemble normalisé de tâches. Mais lorsque nous avons commencé à évoluer vers une économie de la connaissance, les travailleurs ont dû résoudre des problèmes et effectuer des tâches plus complexes. Les entreprises ont alors persisté à vouloir mesurer la performance dans les métiers de création et de conception comme elles le faisaient avant, faute d’une meilleure alternative. Le problème tient à ce que l’évaluation de cette performance créative nécessite un flux de travail continu. Or ce modèle ne convient pas aux travailleurs de la connaissance.

Pourquoi ?

Parce que ces types d’emplois exigent que les gens réfléchissent beaucoup. Dans une journée donnée, un travailleur est en réunion, collabore avec d’autres, résout les problèmes des clients, recherche, lit… Toutes ces tâches nécessitent une grande dépense d’énergie mentale. La science du cerveau nous enseigne que nous avons besoin de pauses réparatrices régulières entre ces tâches. En étant overbookés toute la journée, ces travailleurs s’épuisent. Ils se privent du repos indispensable tant à la préservation de leur santé qu’à leur performance et à la qualité de leurs prestations.

Les travailleurs de la connaissance en viennent aussi à légitimer ce culte de la productivité, selon vous…

Les travailleurs les plus productifs sont toujours mieux perçus et cela incite les autres à les imiter dans une surenchère infinie. Le marché a répondu à ce besoin en fournissant une pléthore de nouvelles applications, livres, ateliers, podcasts et cadres pour aider les gens à faire toujours plus en moins de temps. La réflexion sur la productivité s’applique même à notre temps personnel où l’on gère différentes activités de loisirs avec le même souci d’efficience.

Pourquoi les gains de productivité ont-ils eu pour effet d’inciter à travailler plus plutôt qu’à profiter de son temps libre ?

Premièrement, après la crise financière de 2008, de nombreux travailleurs ont assumé des responsabilités supplémentaires, de sorte que la quantité de travail à accomplir n’était pas réaliste dans le cadre d’une journée de travail normale. Deuxièmement, nous sommes devenus tellement obsédés par la productivité que tout temps non passé à travailler est considéré comme un gaspillage. Le rêve américain a aussi contribué à cette dérive vers le « travailler toujours plus ». Dans notre économie mondiale, bon nombre des entreprises reconnues sont américaines, ce qui promeut une certaine vision de ce à quoi ressemble le succès dans le reste du monde. Le problème avec le rêve américain tient à ce qu’il considère le travail acharné comme un facteur de différenciation entre ceux qui réussissent et les autres. Il ignore la part de chance, des privilèges ou des conditions socioéconomiques. De plus, ce rêve envoie un message culpabilisant, à savoir que si vous ne réussissez pas, c’est parce que vous ne travaillez pas assez dur, ce qui rend les gens coupables de ne pas en faire suffisamment.

Vous pointez le fait que l’engouement pour le développement personnel, la spiritualité New Age, accentue ce phénomène…

Le rêve américain intègre l’idéologie du Do What You Love qui promet que, si vous « suivez votre passion », vous réussirez. Cette idée se trouve confortée par des coachs professionnels et par l’idéologie du développement personnel qui défend l’idée que chaque personne peut et doit se réaliser en atteignant un but élevé. Dans cette perspective, le travail acharné est censé favoriser l’épanouissement spirituel tout en permettant de payer ses factures. Cela ajoute de la pression sur des personnes qui pensent que pour atteindre leur objectif de vie, elles doivent s’inscrire dans ce registre.

Vous incriminez aussi les médias…

Ils poussent un « story telling » valorisant systématiquement l’importance du travail acharné associé au succès. Cela se perçoit dans la façon dont ils racontent la routine des grands patrons, insistant sur le fait qu’ils se lèvent tôt et travaillent tard. Ils attribuent toujours le succès professionnel de ces dirigeants à leur éthique de travail acharné. Ce « story telling » nous pousse à internaliser nos propres échecs et nous persuade que nous n’en faisons jamais assez pour réussir alors qu’en réalité, la plupart des gens travaillent très dur pour surmonter les barrières socioéconomiques systémiques qui limitent leur mobilité sociale.

En quoi les géants de la tech diffusent-ils « un culte de la productivité » qui ne dit pas son nom ?

Les réseaux sociaux promeuvent une culture de travail malsaine en valorisant les comportements d’épuisement professionnel. Lorsque nous voyons nos amis publier sur leur niveau d’occupation ou sur leur fatigue, cela ajoute une couche supplémentaire de pression qui nous pousse à travailler encore davantage pour demeurer compétitifs. La participation à ce culte de la productivité relève d’un encouragement communautaire, les groupes d’amis et les familles se signalant mutuellement la nécessité de se sacrifier et de lutter pour réussir professionnellement. Tout pousse à adopter des comportements de travail malsains.

La France qui défend un modèle de société valorisant le temps libre échappe-t-elle à cette dérive ?

Pas vraiment. Au pays des 35 heures, de nombreux cadres déclarent travailler entre quarante-cinq et cinquante heures par semaine, ces chiffres étant plus élevés dans les entreprises internationales basées dans les grandes villes françaises. Selon l’Insee, en 2019, les Français ont travaillé en moyenne 43,1 heures par semaine. Cela dit, la France et l’Europe du Nord ont été plus résistantes à la culture du burnout en raison de généreux filets de protection sociale et de vacances. Reste que les cultures d’entreprises se mondialisent et certaines promeuvent le dépassement de soi.

On en vient à considérer « le travail comme un sport extrême », écrivez-vous…

La gestion du leadership a beaucoup emprunté au sport, comme référence pour l’inspiration et le développement personnel. Le résultat est que les travailleurs sont souvent décrits dans le contexte de leur « performance ». La culture de la productivité récompense les comportements extrêmes, de sorte qu’il y a une concurrence permanente pour savoir qui peut travailler le plus longtemps ou le plus durement.

Comment sortir de l’impasse ?

Les causes de cette dérive étant holistiques, il faut intervenir à plusieurs niveaux : les individus doivent apprendre à découpler leur identité professionnelle de leur estime de soi. Les organisations doivent remettre à plat les outils et systèmes qui poussent à l’excès. Enfin, les politiques publiques doivent introduire de nouvelles manières de mesurer les contributions individuelles à la richesse produite et encourager la prise de vacances et de repos.

Parcours

Consultante en stratégie, anthropologue du numérique, enseignante et auteure, Rahaf Harfoush s’intéresse aux technologies émergentes, à l’innovation et à la culture numérique. Elle enseigne les « Innovation &Emerging Business Models » à l’école de management et d’innovation de Sciences Po Paris, et elle a publié plusieurs livres portant notamment sur la culture au travail, le rôle du big data dans la prise de décision dans les organisations et l’épanouissement des salariés ainsi que la campagne d’Obama de 2008 pour laquelle elle avait intégré l’équipe des médias numériques.

Auteur

  • Frédéric Brillet