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Le grand entretien

« L’index égalité a été construit avec certains biais »

Le grand entretien | publié le : 21.06.2021 | Judith Chétrit

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« L’index égalité a été construit avec certains biais »

Crédit photo Judith Chétrit

La multiplication des indicateurs a permis de documenter l’ampleur des inégalités professionnelles. Dernier en date : l’index Pénicaud, dont les réels effets de correction se profileront à partir de 2022. La production de ces statistiques suscite de nombreux débats et controverses sur les méthodologies employées et les objectifs associés. Une boîte noire qu’explore la sociologue Sophie Pochic.

Comment l’égalité entre les femmes et les hommes est-elle devenue une affaire de chiffres ?

Le chiffrage des inégalités de salaire, de promotion ou des conditions de travail et d’emploi est une demande syndicale et féministe qui remonte, au moins, aux années 1970. Puis il y a eu la loi Roudy en 1983 qui a obligé les entreprises, dans le cadre des rapports de situation comparée, à calculer un certain nombre d’indicateurs comme un préalable à la négociation collective, mais beaucoup l’esquivaient. Cette objectivation rend visibles des écarts niés ou euphémisés et peut susciter une prise de conscience des employeurs. Cela témoigne aussi plus largement de la montée en puissance de la quantification dans nos sociétés, où les politiques publiques comme celles des entreprises s’appuient sur des indicateurs, des classements et du benchmarking. Ces chiffres permettent aussi d’alimenter le dialogue social, lorsque les organisations syndicales ont une certaine expertise statistique et peuvent consolider leurs revendications.

En quoi l’index en vigueur s’est-il inscrit dans ce mouvement ?

La principale avancée de cet outil est l’intégration des primes au calcul de la rémunération alors que, jusque-là, elles passaient à la trappe de la négociation collective. Mais il a été construit avec certains biais. Il évacue la question du temps partiel, notamment imposé, alors que c’est le facteur principal de l’écart brut, et donc l’exclut par principe des actions envisageables. Il est ensuite trop clément : plus de 95 % des entreprises de plus de 1 000 salariés ont obtenu une note supérieure à 75/100, soit le seuil de correction et de sanction. Les écarts de rémunération sont enfin mélangés avec d’autres critères comme l’accès aux hautes responsabilités et la garantie d’évolution de la rémunération au retour d’un congé maternité. L’effet pervers de cet index serait de donner l’impression aux grandes entreprises qu’elles sont de bonnes élèves sans qu’il n’y ait encore besoin d’agir ou une priorisation a minima sur un indicateur facile à interpréter comme le nombre de femmes parmi les plus hautes rémunérations. Cela tend à légitimer une vision managériale de l’égalité, réduite à la mixité en haut des organigrammes.

Estimez-vous que le diagnostic est devenu déresponsabilisant ?

L’index s’est ajouté à des indicateurs déjà existants, à la différence que les entreprises avaient jusqu’alors une plus grande autonomie dans leur calcul et leur publicité. L’objectif de transparence de l’index est loin d’être atteint : si le ministère du Travail se réjouit que de plus en plus d’entreprises soient en conformité avec la loi, une entreprise sur trois de plus de 50 salariés n’a toujours pas communiqué son index. Seules les sociétés qui obtiennent une note en dessous de 75 doivent publier des objectifs de progression. De plus, il est regrettable de n’avoir à présent qu’une note globale et pas le détail du calcul, qui ne doit pas être obligatoirement transmis aux instances représentatives du personnel ou à l’inspection du travail. Toutefois, il faut remarquer que le nombre d’accords ou de négociations en matière d’égalité professionnelle est resté stable.

L’enjeu des sanctions a-t-il accéléré la quantification des inégalités salariales ?

Il y a un effet indéniable des sanctions financières imposées depuis 2012. Si la loi de 2001 avait rendu obligatoire l’ouverture de négociations, l’ajout de la menace d’une sanction par un décret en 2012 combinée à une pression de l’inspection du travail a fortement augmenté le nombre d’accords négociés ou de plans d’action, notamment dans des secteurs alors peu volontaires comme la santé privée ou le commerce. La conformité légale est un levier important : des employeurs étaient alors réticents à écrire noir sur blanc certaines données, car ils avaient peur que de telles pièces ne soient utilisées par le juge dans des procès pour discriminations salariales. En 2020, le ministère a indiqué que 53 entreprises étaient menacées d’être sanctionnées sans révéler leur nom ou le montant de ces sanctions qui peuvent être modulées en fonction des efforts déployés et des motifs de défaillance.

Pourquoi la réduction de l’écart de rémunération peut-elle être considérée comme l’axe principal des politiques d’égalité au travail ?

La rémunération synthétise à la fois la valeur sociale d’un métier et la progression dans une carrière, mais elle est aussi la base de l’autonomie financière dans un couple – où une différence de rémunération pourrait conduire à prioriser une carrière plutôt qu’une autre. L’égalité de rémunération est un des principes fondateurs de l’Union européenne et, par ailleurs, la France est plutôt montrée du doigt à ce sujet, car il n’y a eu aucune amélioration depuis dix ans. Mais les employeurs ont plutôt tendance à mettre l’accent sur la mixité des métiers, la parentalité au travail et la promotion des femmes dans les postes à responsabilités et se sentent plutôt contraints par la loi à s’intéresser à l’égalité de rémunération. On observe une tendance à dramatiser les écarts élevés parmi les cadres, car, chez les ouvriers et employés, l’écart salarial est moindre, mais il ne faut pas oublier qu’il y a une forte concentration des femmes dans les bas salaires ou dans les métiers précaires.

Y a-t-il d’autres indicateurs qui se sont imposés ?

Les quotas de femmes sont un instrument devenu légitime et routinisé dans l’action publique. C’est un outil facile à calculer, à interpréter et à suivre dans le temps. La principale mesure contraignante, discutée dans le cadre de la nouvelle loi pour accélérer l’égalité économique et professionnelle, porte sur l’extension des quotas de femmes aux comités de direction (40 % d’ici 2030, ndlr). C’est vraiment dommage que la seule action novatrice de cette loi se concentre sur les plus hautes rémunérations. Pourtant, cette loi intervient dans un contexte qui aurait été une occasion unique, à savoir après la crise des gilets jaunes où beaucoup de femmes à bas salaires se sont mobilisées pour dénoncer leur faible pouvoir d’achat, ou la crise de la Covid qui a révélé l’importance et l’utilité sociale des métiers peu valorisés de ces « premières de corvée ».

Quelles sont les idées reçues les plus difficiles à défaire ?

En France persiste une difficulté de compréhension du principe international d’un salaire égal pour un travail « de valeur égale ». Si un employeur respecte une grille de rémunération et une convention collective, il considère qu’il ne peut y avoir d’écart injustifié. Or des grilles pourtant négociées peuvent entériner une sous-reconnaissance des compétences et des responsabilités des métiers considérés comme « féminins ». Ce n’est pas parce qu’une règle est universelle qu’elle n’est pas discriminante. Les préjugés sexistes peuvent être au cœur de la rémunération et de la classification des fonctions. Des exemples étrangers comme le Québec ou la Suède pourraient nous inspirer, car ils montrent qu’il est possible de revaloriser les postes exercés en majorité par des femmes, notamment en bas de l’échelle, en évaluant au sein des entreprises les postes de manière non discriminante.

Parcours

Sociologue du travail et du genre, Sophie Pochic est directrice de recherche au CNRS et membre du centre Maurice Halbwachs depuis 2006. Entre 2016 et 2019, elle a siégé comme experte qualifiée au Conseil supérieur de l’égalité professionnelle, une instance consultative désormais en cours d’intégration au sein du Haut conseil à l’égalité. Avec sa collègue sociologue Soline Blanchard, elle a dirigé l’ouvrage collectif Quantifier l’égalité au travail. Outils politiques et enjeux scientifiques (Presses universitaires de Rennes).

Auteur

  • Judith Chétrit