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Le grand entretien

« Chez Netflix, la sélection permanente est assumée »

Le grand entretien | publié le : 14.06.2021 | Frédéric Brillet

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« Chez Netflix, la sélection permanente est assumée »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans La Règle ? Pas de règles !, publié chez Buchet-Chastel, Erin Meyer explore la culture d’entreprise et le management des ressources humaines très particuliers qui ont cours chez Netflix.

Comment avez-vous été amenée à cosigner un livre sur le management de Netflix avec son PDG ?

Reed Hastings souhaitait un œil expert venu de l’extérieur pour observer comment fonctionne cette entreprise si particulière. Il avait apprécié un de mes ouvrages et souhaitait que j’interviewe ses employés pour recueillir des témoignages de première main sur la réalité de la culture Netflix. C’était l’occasion pour moi de découvrir comment une entreprise dotée d’une culture en contradiction directe avec tout ce que nous savons sur la psychologie, les affaires et le comportement humain peut obtenir des résultats aussi remarquables. Dans ce contexte, j’ai mené plus de deux cents entretiens avec des employés de Netflix actuels et anciens dans la Silicon Valley, à Hollywood, São Paulo, Amsterdam, Singapour et Tokyo.

Qu’est-ce qui singularise la culture d’entreprise de Netflix ?

C’est d’abord sa clarté et sa franchise. Dans de nombreuses grandes firmes, la culture d’entreprise a des airs de bouillie intellectuelle où se mêlent langage vague, définitions ambiguës et formules creuses. Pire, les valeurs de certaines sociétés – telles qu’énoncées – sont rarement en rapport avec la réalité. Netflix revendique à l’inverse une culture célèbre pour son franc-parler. Des millions de personnes dans le monde des affaires se sont plongées dans un document présentant en 127 slides cette culture d’entreprise. À l’origine, ce document était réservé à un usage interne, mais le PDG Reed Hastings a décidé de le diffuser sur internet en 2009.

Que contient-il ?

Il recommande de valoriser les gens plus que les processus, l’innovation plus que l’efficacité en imposant très peu de règles. Netflix crée ainsi une culture de « liberté et responsabilité » qui vise à obtenir les meilleures performances. Selon Reed Hastings, c’est ce qui a permis à l’entreprise de se développer en s’adaptant rapidement aux besoins de ses abonnés. Il résume cette culture par : « La règle chez nous, c’est pas de règles », d’où le titre du livre.

Concrètement qu’est-ce que cela signifie ?

Chez Netflix, il n’y a ni congés, ni horaires établis, ni cadre précis en ce qui concerne les notes de frais ou le code vestimentaire. On travaille quand on veut, on décide soi-même de la durée de ses congés et de sa tenue. Chaque employé peut engager des dépenses de voyage, de restaurant, d’équipements divers sans en référer à son boss. La seule limite, c’est d’agir dans l’intérêt de l’entreprise. En contrepartie, il règne chez Netflix une sélection permanente que Reed Hastings assume totalement. Il estime qu’elle permet de recruter et surtout de ne conserver que les meilleurs. Cela dit, cet écrémage se différencie du forced ranking qui impose aux managers de se séparer chaque année des X % les moins performants de leur équipe. Netflix n’impose pas de quota à cet égard car cela nuit à l’esprit d’équipe. Mais chacun doit exceller.

N’est-ce pas hypocrite de dire d’un côté : « Vous pouvez faire ce que vous voulez »et de l’autre : « Si vous n’obtenez pas des résultats remarquables, vous êtes viré » ? Comment obtenir des résultats remarquables sans faire des heures supplémentaires, renoncer à ses congés légaux ou à sa vie de famille ?

En théorie, il paraît irresponsable de ne fixer aucune règle concernant les congés car cela peut dissuader les salariés de les prendre. D’autant que, dans les entreprises ordinaires, les Américains prennent seulement 54 % des jours de congé auxquels ils ont droit, selon une étude menée par Glassdoor en 2017. Mais Netflix encourage réellement ses employés à tous les niveaux à prendre beaucoup de vacances et le PDG donne l’exemple avec six semaines par an, ce qui est très inhabituel pour un grand patron américain. Cela dit, on ne sait pas quelle est la durée moyenne des congés dans l’entreprise. Cependant, au cours de mes entretiens, j’ai pu constater que la durée des congés comme celle du travail variaient considérablement d’un département à l’autre. Tout dépend de l’exemple que donnent les managers locaux, bien plus que des cultures locales. Au Japon, j’ai rencontré une salariée qui s’autorisait cinq semaines, soit bien davantage de ce qu’elle avait connu chez tous ses employeurs précédents…

Netflix se singularise enfin en prônant une franchise absolue dans les relations professionnelles en interne…

Les managers et les collaborateurs sont censés se dire mutuellement tout ce qu’ils pensent de leurs comportement et performance au travail. On n’y attend pas les entretiens annuels d’évaluation pour faire passer les messages. L’entreprise ignore le principe qui affirme qu’il vaut parfois mieux faire preuve de diplomatie que de donner son opinion sans ménagement.

Que pense l’enseignante que vous êtes de ces pratiques ?

En dehors de la question de savoir s’il est éthique ou non de renvoyer des salariés dynamiques uniquement parce qu’ils ne parviennent pas à produire un résultat extraordinaire, ces préceptes au départ m’ont tout simplement paru être la marque d’un mauvais management. Embaucher la crème de la crème puis susciter la peur en prévenant les employés qu’ils risquent le licenciement s’ils n’excellent pas ressemble fort au meilleur moyen de réduire à néant tout espoir d’innovation. La culture maison de Netflix m’est apparue hypermasculine, excessivement conflictuelle, purement et simplement agressive – peut-être un reflet du genre d’entreprise que l’on peut attendre de la part d’un ingénieur doté d’une vision en quelque sorte mécanique, rationaliste de la nature humaine.

Et pourtant cette culture fonctionne…

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Netflix licencie plus que la moyenne pour cause de résultats insuffisants mais fidélise mieux les talents qu’elle veut garder. Ainsi, le taux de départs volontaires chez Netflix USA se maintient autour de 3 à 4 % par an – un taux très inférieur à la moyenne nationale qui est à 12 %. Mais 8 % des salariés sont licenciés chaque année parce qu’ils ne font pas l’affaire, soit un taux supérieur à la moyenne nationale de 6 % sur cet indicateur. L’image d’employeur est excellente : une enquête de 2018 conduite auprès des travailleurs des secteurs technologiques classait Netflix à la première place des entreprises où ils aimeraient travailler, devant Google, Tesla et Apple. La même année, un autre sondage conduit anonymement auprès de cinq millions de salariés travaillant dans 45 000 grandes firmes américaines classait Netflix au deuxième rang de celles où la satisfaction des employés est la plus élevée.

Comment expliquez-vous le succès de cette culture atypique ?

La raison tiendrait à la forte densité de talents résultant de l’écrémage permanent et qui permet de se dispenser de règles. Dans la plupart des entreprises, insiste Reed Hastings, les contrôles et règlements servent à gérer les employés au comportement laxiste, peu professionnel ou irresponsable. Mais si l’on exclut ces personnes, ces règles deviennent superflues. La franchise pratiquée de manière très large entre salariés, qu’ils soient ou non au même niveau hiérarchique, génère selon le PDG des critiques constructives qui aident chacun à progresser. On recommande même aux employés de ne pas chercher à plaire à leur « boss »…

La culture Netflix peut-elle inspirer des entreprises qui opèrent dans d’autres secteurs ou d’autres pays, comme la France ?

Le modèle Netflix peut fonctionner dans les départements et fonctions qui requièrent de la créativité, de l’innovation rapide, mais pas dans ceux où l’on doit se focaliser sur la prévention des erreurs. Quand on travaille dans la production de biens ou de services mettant en jeu la sécurité, il est évident qu’il faut maintenir des processus rigoureux. En France, le contexte local rend plus difficile mais pas impossible l’application du modèle Netflix. Car, comme ailleurs, les salariés français les plus performants aspirent à plus de liberté et à moins de règles.

Parcours

Professeure en management interculturel à l’Insead, l’Américaine Erin Meyer s’est spécialisée dans la négociation, le leadership, le management, le travail d’équipe et l’organisation dans un contexte interculturel. Elle a publié de nombreux articles sur ces sujets, notamment dans la Harvard Business Review, et un ouvrage intitulé La Carte des différences culturelles : 8 clés pour travailler à l’international (Diateino). En 2019, le palmarès Thinker50 l’a désignée comme l’une des 50 intellectuelles les plus influentes au monde dans le domaine des affaires.

Auteur

  • Frédéric Brillet