Gilles Gateau Directeur général de l’Apec
Bascule historique ? Sans doute ! 2020 aura aussi été l’année d’un autre tournant de l’histoire économique et sociale de notre pays : pour la première fois, il y a en France selon l’Insee plus de cadres que d’ouvriers. 20,4 % de l’emploi total contre 19,2 %.
Certes, cette bascule n’est pas un scoop inattendu. Les courbes n’ont cessé de se rapprocher, avec une linéarité imperturbable depuis quarante ans : les ouvriers étaient alors… quatre fois plus nombreux que les cadres ! Elles devaient bien finir par se croiser… « Être cadre » devient donc un fait structurant du monde du travail : un actif sur cinq désormais. Différentes raisons ont alimenté ce mouvement : tertiarisation de l’économie, désindustrialisation, augmentation des qualifications dans tous les secteurs, élévation de la formation initiale supérieure, féminisation progressive des métiers cadres…
Pour autant « être cadre » signifie-t-il toujours ce que le terme a longtemps suggéré : être « qualifié », « bien payé », avoir « du pouvoir » et bénéficier d’une forme de « sécurité » ?
Bien sûr, un certain nombre d’éléments communs de ce que l’on attend d’un cadre sont toujours là. Il doit posséder une expertise, technique, scientifique, juridique ou autre, généralement acquise lors d’une formation supérieure (de plus en plus), parfois par l’expérience (de moins en moins, ce qui doit nous interroger). L’étude de l’Apec qui paraît ce mois-ci Portrait statistique des cadres du secteur privé souligne que 69 % des cadres du privé possèdent au moins un diplôme bac + 3 contre 15 % des non-cadres. Un cadre doit aussi démontrer des capacités de management d’équipe ou de projet, être capable de mettre ensemble des compétences, les organiser et les motiver afin d’atteindre les objectifs fixés. Enfin, on attend de lui ou elle un haut degré d’autonomie. Plus prosaïquement, de résoudre seul les problèmes en organisant lui-même son temps. Ce qui ne va pas sans stress.
Mais derrière les points communs, il y a une hétérogénéité grandissante. Les métiers cadres et ingénieurs sont tout autant que les autres bousculés. Les expertises sont soumises à des obsolescences accélérées si elles ne sont pas constamment renouvelées et mises à jour ; la pluridisciplinarité s’impose comme la seule réponse face à des questions de plus en plus complexes ; l’autorité verticale ne fonctionne plus, les organisations s’aplatissent, la position de cadre se banalise ; le « bien payé » masque une grande disparité salariale autour du salaire médian (4 160 euros)… sans parler des inégalités salariales entre les hommes et les femmes cadres qui restent fortes : 13 % de moins, tous postes confondus.
« Être cadre » couvre donc des réalités plus diverses qu’on ne le pense souvent. Faudra-t-il en revoir l’appellation même ? Les partenaires sociaux – unanimes – en ont réaffirmé la définition dans leur ANI de 2020 sur l’encadrement. C’est important, parce que le mouvement n’est pas terminé ! Je suis convaincu qu’« être cadre » sera demain différent de ce qu’« être cadre » est encore aujourd’hui. Ce grand changement, nous en avons déjà un aperçu avec la pandémie qui a multiplié le travail à distance et fait surgir des modes de relation et de management totalement nouveaux. À l’avenir, les cadres vont devoir être de plus en plus à l’écoute, tout en fédérant et donnant du sens aux équipes. Les transformations qui s’accélèrent dans les entreprises (révolution digitale, transition énergétique, évolutions réglementaires, mondialisation…) appellent à l’émergence d’un cadre « polycompétent », capable de s’adapter à la complexité du monde autour.
Ce développement permanent des compétences est un immense chantier que les acteurs économiques et sociaux doivent intégrer dès à présent : il concerne les cadres tout autant que les autres salariés !