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Le grand entretien

« Les travailleurs du back-office n’ont pas conscience de former une classe sociale »

Le grand entretien | publié le : 19.04.2021 | Frédéric Brillet

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« Les travailleurs du back-office n’ont pas conscience de former une classe sociale »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans Indispensables mais invisibles ? Reconnaître ceux qui font marcher la société (éditions de l’Aube), le philosophe et consultant Denis Maillard analyse les raisons du manque de reconnaissance dans nos sociétés des invisibles, qui occupent des métiers pourtant essentiels, et esquisse des pistes pour améliorer leur sort.

Qui sont les travailleurs essentiels du back-office évoqués dans votre livre ?

Contrairement à la définition classique en entreprise où l’on distingue le front-office du back-office, c’est-à-dire tous les travailleurs qui ne sont pas en contact avec le client, ma définition renvoie au fait que ceux que l’on a appelés les travailleurs de première ou deuxième ligne constituent l’infrastructure essentielle mais invisible de la société de services dans laquelle nous vivons. Ils peuvent donc être au contact du client ou de l’usager mais leurs compétences, leurs revendications ont longtemps été niées et invisibles. On se servait d’eux mais personne ne s’intéressait à eux. Ils appartiennent il est vrai à des familles de métiers très différentes et souvent mal représentées sur le plan politique et syndical. Leurs points communs ? Ils exercent des métiers souvent pénibles physiquement ou psychiquement au service des autres. Ce sont des travailleurs soumis à de fortes contraintes en termes de réactivité, de modes opératoires et de délais d’exécution des tâches qui leur sont assignées. Ils fournissent des biens et des services qu’ils ne peuvent pas forcément se payer. Qu’ils travaillent en première ou deuxième ligne, ils demeurent des « premiers de corvée » et se répartissent dans cinq catégories. Le monde de la logistique, de la manutention et de l’acheminement comprend les livreurs, camionneurs et manutentionnaires. Dans le monde du guichet et du comptoir, on trouve les vendeurs, gardiens, vigiles et agents de propreté. Celui du care désigne les professionnels qui prodiguent des soins, de l’attention, qu’il s’agisse des aides-soignantes, aides à domicile, nounous, femmes de ménage ou instituteurs. Le monde des services publics de terrain regroupe les policiers, gendarmes, pompiers et cheminots. Enfin, le monde du bureau à distance désigne les téléopérateurs et les travailleurs de l’internet peu qualifiés.

Qu’est-ce qui distingue ce nouveau prolétariat du back-office de la classe ouvrière traditionnelle ?

Ces travailleurs s’en distinguent d’abord parce qu’ils n’ont pas de conscience de classe. En dépit des similitudes évoquées plus haut, ils ne revendiquent pas d’appartenance commune et ne sont pas gagnés par l’espérance révolutionnaire comme la classe ouvrière à la grande époque des partis communistes. Ils demandent plus modestement le droit de pouvoir vivre dignement de leur travail. Leur rapport au collectif est différent : ils travaillent souvent seuls comme les aides à domicile, les livreurs. C’est pourquoi les syndicats peinent à les contacter et à les enrôler. Leur aspiration à l’autonomie propre à nos sociétés démocratiques se heurte au fait que personne ne les aide à l’acquérir.

Pourquoi, en tant que consommateurs, nous soucions-nous aussi peu de leurs conditions de travail alors même que l’exigence d’éthique dans la consommation ne cesse d’augmenter pour des produits fabriqués dans les pays émergents ?

Cette société de services nous permet de vaquer plus librement à nos occupations en mettant à notre service une gamme toujours plus large de biens et services à la personne sans que nous n’ayons jamais à nous soucier des conditions de travail dans le back-office. Nous nous déculpabilisons de plusieurs manières. Soit en nous convainquant que ces professionnels ont une vocation pour ces métiers, ce qui est en partie vrai pour ceux qui relèvent des soins à la personne. Puisque c’est leur choix, pourquoi devrions-nous les plaindre ? Les métiers peu qualifiés comme ceux de livreurs, chauffeurs VTC relèvent, quant à eux, d’une nouvelle domesticité invisible par nature. Ceux-ci doivent réaliser leurs prestations le plus rapidement et discrètement possible pour obtenir une bonne évaluation et éventuellement un pourboire qui décharge le client de la culpabilité de les faire travailler sous le smic horaire. L’aspiration des classes moyennes et supérieures à l’épanouissement personnel, à des consommations valorisantes car immatérielles engendre de fortes contraintes en termes de réactivité, mode et délais d’exécution que supportent dans l’ombre tous les travailleurs du back-office.

Quelles sont les circonstances qui les sortent de leur invisibilité et poussent les gouvernants, les médias et l’opinion à se préoccuper d’eux ?

Ce sont les crises qui mettent ces métiers dans l’actualité, le débat public et l’agenda gouvernemental. Nous avons d’abord connu la crise sociale avec les Gilets jaunes dont les figures de proue étaient une aide-soignante, un autoentrepreneur et un chauffeur-livreur. Tout un symbole… Au moment où le mouvement s’essoufflait, la crise sanitaire a remis ces métiers sur le devant de la scène de manière moins conflictuelle puisque les urbains ont applaudi les « premiers de corvée » depuis les balcons… Quand ils expriment des revendications, ces travailleurs du back-office posent la question sociale différemment des salariés des grandes entreprises. Contrairement à ces derniers, ils ne réclament pas tant des hausses de rémunération à leurs employeurs mais critiquent l’État qui les empêche de vivre dignement de leur travail en les accablant de taxes et d’obligations. Ils veulent s’asseoir à la grande table consumériste dont profitent déjà les classes moyennes et supérieures mais pas la renverser.

Qu’est-ce qui rapproche et divise les travailleurs du back-office ?

La polarisation observée sur l’ensemble des métiers de l’économie de services a fait basculer vers le bas une partie des classes moyennes inférieures dont les enfants ne connaissent pas un sort meilleur que leurs parents. L’essor des métiers peu qualifiés de services à la personne d’une part, le déclin d’autre part de métiers industriels propices à la promotion sociale rendent les travailleurs du back-office plus homogènes sur le plan social. Malmenés par les crises, ces travailleurs du back-office ont des intérêts communs à défendre mais ceux-ci demeurent insuffisants pour enclencher une mobilisation unitaire du fait des fragmentations culturelles. Ces fragmentations découlent d’abord des profils spécifiques à chaque métier : le monde du soin est très féminin quand celui de la logistique-manutention est très masculin. À la division sexuelle du travail s’ajoute le fait que ces métiers ont peu d’occasions de se rencontrer. La difficulté des invisibles à s’unir vient aussi de l’habitat. Une partie de ces travailleurs réside dans des zones pavillonnaires périurbaines, dans de petites villes ou villages, une autre vit dans les grands ensembles. Par ailleurs, les métiers du back-office sont disséminés dans toute une chaîne de sous-traitants relevant de conventions collectives et d’horaires différents, quand bien même ils travaillent sur les mêmes sites. C’est évidemment plus compliqué de se mobiliser quand tout le monde ne relève pas du même employeur. Enfin, il ne faut pas oublier que nous vivons désormais dans ce que l’on peut appeler un « âge identitaire », où prévalent les questions de genre, d’origine, voire de conviction religieuse sur les questions sociales. Tout cela fait obstacle à la mobilisation unitaire des invisibles. Pas étonnant dans ces conditions que les travailleurs du back-office n’ont pas vraiment conscience de former une classe sociale en soi ni de leurs intérêts communs.

Vous constatez par ailleurs que ces travailleurs souffrent d’un sentiment d’auto-dévalorisation…

L’économiste Jean-Noël Giraud a analysé ce sentiment qui affecte une partie des actifs et notamment les travailleurs du back-office. Ils se sentent d’abord inutiles à eux-mêmes puisqu’ils constatent leur incapacité à améliorer leur sort, en l’absence de perspectives satisfaisantes de carrière. Ils ont beau être des travailleurs essentiels, ils se sentent par ailleurs inutiles aux autres car on nie les compétences sociales et relationnelles qu’ils doivent acquérir pour exercer correctement leur métier. Un déni qui justifie le bas niveau de leur salaire et sa stagnation.

Comment sortir de cette impasse ?

Les politiques auraient intérêt à se saisir de ce sujet et à proposer des mesures en faveur des métiers du back-office pour mieux les reconnaître, les rémunérer, alléger leur pénibilité et lutter contre les abus de l’externalisation.

Parcours

Diplômé de Sciences Po Lyon, titulaire d’un DEA de sciences et philosophie politique de la Sorbonne et diplômé du CFPJ, Denis Maillard a effectué sa carrière dans la communication, de Médecins du monde à Technologia en passant par l’Unedic. En 2017, il a cofondé Temps commun, un cabinet de conseil en relations sociales.

Auteur

  • Frédéric Brillet