Éloge de la carrière
L’idée de carrière a une histoire ambiguë, car sa création, fin XIXe, était la réponse à un problème pragmatique : comment s’assurer la loyauté des cadres. À cette époque, les entreprises se peuplent de cette espèce étrange qui possède des caractéristiques antinomiques : les cadres sont des salariés, comme les cols-bleus, mais ils représentent l’autorité des propriétaires. Pour les associer définitivement aux enjeux des deuxièmes et éviter qu’ils ne se rallient aux premiers, les entreprises inventent un système de gratification différée : la carrière est la promesse de progresser régulièrement en salaire, en pouvoir hiérarchique et en prestige, en échange d’un engagement durable. La règle de la loyauté s’exerce dans les deux sens : engagement et fidélité du cadre envers son employeur, mais aussi garantie d’emploi à vie et de progression régulière.
On connaît l’histoire depuis : quand l’économie est incertaine, la fidélisation est bien moins nécessaire que la flexibilité. Or ces enjeux, en apparence économiques, sont aussi idéologiques. Les engagements d’emploi à long terme semblent figer les organisations et à entraver leurs besoins de renouveau. L’idée de carrière s’éloigne de la gestion et devient une problématique individuelle. Chacun doit être responsable de sa carrière et ne doit attendre de son employeur que des ressources en matière d’employabilité. La carrière est donc perçue comme une pratique de gestion désuète. Désuète, parce qu’elle ne serait plus dans les moyens des entreprises de 2021. Désuète, parce qu’elle est associée à la mobilité verticale dont, apparemment, plus personne ne veut. Désuète, enfin, parce que nul autre que le salarié ne pourrait savoir ce qui est bon pour lui.
Or l’essentiel n’est pas là. Dans « Éloge du carburateur1 », Matthew Crawford raconte pourquoi il a quitté ses emplois de professeur de philosophie et de conseiller du président Obama pour ouvrir un garage de réparation de motos. Car comprendre la panne d’une moto inconnue est une sollicitation cognitive plus stimulante que la philosophie. Car, aussi, réparer une moto est infiniment plus générateur de sens que la rédaction de fiches pour le président de la première puissance mondiale. Rédiger des fiches est un exercice intellectuel dont la portée est incertaine. Seront-elles lues ? Alimenteront-elles un discours ? Seront-elles la base d’une loi ? Seront-elles simplement transmises au président ? La réparation de la moto, au contraire, ouvre des perspectives certaines : les efforts de Crawford sont nourris par l’image de la joie du propriétaire dont le week-end sera sauvé. Ainsi se construit le sens du travail : ce que je fais maintenant est éclairé par ce qui se passera demain. L’idée de carrière permet de construire des liens sensibles entre le travail de demain et celui d’aujourd’hui. Là est donc le bénéfice pour les entreprises : la perspective d’un engagement durable de l’organisation crée les conditions d’un engagement qualitatif auprès des clients, des collègues et des partenaires. Il est dangereux de se débarrasser du sujet au nom des incertitudes économiques.
(1) Éloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail. Éditions La Découverte, 2010.