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Le grand entretien

« La démarchandisation du travail passe par l’instauration d’une garantie d’emploi »

Le grand entretien | publié le : 29.03.2021 | Frédéric Brillet

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« La démarchandisation du travail passe par l’instauration d’une garantie d’emploi »

Crédit photo Frédéric Brillet

Né d’une tribune, Le Manifeste Travail est devenu un ouvrage collectif publié au Seuil sous la direction de trois enseignantes-chercheuses. L’ouvrage propose des solutions pour démocratiser l’entreprise, sortir le travail de la logique de marché et faire en sorte qu’il contribue à un meilleur environnement.

Qu’est-ce qui vous a amenées à lancer Le Manifeste Travail ?

Le confinement et la manière dont un certain nombre de travailleuses et de travailleurs se sont trouvé.e.s brutalement en première ligne ont accéléré la prise de conscience de leur importance. Chacun a pu voir qu’il.elle pouvait continuer à vivre grâce au travail des caissières, livreurs, vigiles, aides à domicile, aides-soignantes et que, malgré tout, ces professions figuraient parmi les plus mal payées et parfois les moins considérées. Nous avons rédigé une tribune, avec 12 femmes qui partageaient notre diagnostic au sujet de l’importance de ces travailleuses et travailleurs. Notre texte réclame qu’ils et elles soient désormais traité.e.s comme il convient – à la hauteur de l’investissement qui a été le leur avant et pendant la pandémie – mais aussi que les organisations soient désormais gouvernées de manière démocratique.

Qu’entendez-vous par démocratisation de la gouvernance ?

Il est grand temps que l’entreprise cesse d’être gouvernée par les seuls actionnaires ou leurs mandants, et de rompre avec la conception friedmanienne de l’entreprise, suivant laquelle le seul objectif de celle-ci serait de faire du profit. Contrairement à cette vision extrêmement réductrice, l’entreprise est bien la réunion de deux parties constituantes : les investisseurs en travail et les apporteurs en capital. Pour fonctionner, l’entreprise a besoin des deux et il n’est pas juste que les seuls représentants des apporteurs de capital fassent entendre leurs voix et leurs intérêts. C’est avec cette conception que nous devons rompre pour faire en sorte que toutes les décisions importantes de l’entreprise soient prises par la majorité des représentants des actionnaires et des travailleurs : choix du dirigeant, décisions stratégiques… On peut imaginer soit que l’actuel CSE devienne l’organe exclusif de représentation des travailleurs, dispose de pouvoirs équivalents à ceux du CA, soit que le CA ou le conseil de surveillance soit composé à parité par les représentants des deux groupes, chacun disposant de ce fait d’un droit de veto.

Vous recommandez par ailleurs de démarchandiser le travail…

On parle souvent de « marché du travail » comme si le travail était une marchandise comme les autres dont le prix – le salaire – pourrait varier selon la loi de l’offre et de la demande. Mais l’Organisation internationale du travail a rappelé très tôt que le travail n’était pas une marchandise ! L’article 23 de la Déclaration universelle des droits humains consacre quant à lui le droit au travail, à des conditions de travail équitables et à la protection contre le chômage. Ces principes ne sont actuellement pas effectifs : il est grand temps de les mettre en œuvre ! Nous devons mettre en place tous les moyens pour permettre à nos concitoyen.ne.s – pendant la crise sanitaire et dans la perspective des immenses mouvements de main-d’œuvre attendus de la transition écologique – de continuer à travailler et à vivre dignement.

Comment parvenir à cette démarchandisation du travail ?

La démarchandisation passe par l’instauration d’une garantie d’emploi. Découlant d’une politique financée par l’État mais mise en œuvre localement, cette garantie d’emploi permettrait de procurer en permanence, mais évidemment plus encore en temps de crise, des emplois utiles et payés décemment qui joueraient le rôle d’amortisseur et éviteraient aux actifs de décrocher. En France, les Entreprises à but d’emploi mises en place dans le cadre de l’expérimentation des Territoires zéro chômeur de longue durée constituent un modèle de garantie d’emploi : il s’agit de trouver ensemble des activités d’utilité générale mais non encore déployées pour fournir une source d’utilité et de revenu aux personnes concernées.

Vous parlez d’investisseur en travail plutôt que de salarié. Pourquoi ce choix sémantique ?

Précisément pour attirer l’attention sur le fait que les investisseurs en capital ne sont pas les seuls à prendre des risques et à apporter du soin, de l’attention et de l’intérêt à l’entreprise. Les travailleuses et travailleurs le font au moins autant, avec sans doute plus de risques. Ils engagent leur corps, leur temps, leur esprit dans leur travail. Ils méritent donc autant que les apporteurs de capital de participer à la décision.

Faut-il étendre le modèle démocratique qu’implique la reconnaissance de l’investisseur en travail à l’ensemble de l’économie ?

Oui, nous pensons que le bicamérisme est une étape sur la voie de la démocratisation de l’économie. Certes, nous ne rêvons pas d’une société entièrement constituée de coopératives mais nous sommes convaincues que le bicamérisme d’une part et le coopérativisme d’autre part doivent se développer. Un modèle coopératif plus démocratique (une personne = une voix) doit prendre toute sa place à côté de la démocratie actionnariale qui est censitaire puisqu’elle donne plus de pouvoir aux gros actionnaires (une action = une voix).

N’y a-t-il pas un risque de retrait des capitaux privés et de concurrence déloyale, sachant que ces entreprises démocratiques seront peut-être moins rentables que leurs concurrentes étrangères ?

Les études dont nous disposons montrent qu’elles ne sont pas moins rentables que les autres. On peut par ailleurs penser qu’étant donné l’intérêt d’une telle formule, celle-ci pourrait faire tache d’huile et être adoptée dans de nombreux pays.

La prise en compte des enjeux environnementaux peut-elle favoriser les investisseurs en travail et les solutions low tech ?

Il nous semble que prendre au sérieux la question écologique implique de grands changements dans notre économie, qui doit être rebâtie de fond en comble : certains secteurs ou entreprises devront fermer, d’autres se déployer, nous aurons besoin globalement de plus de travail car nous serons de plus en plus rétifs à employer des adjuvants chimiques ou mécaniques consommateurs d’énergie ou générateurs de gaz à effet de serre. Nous aurons donc besoin de plus d’huile de coude et cela favorisera la création d’emplois.

La démocratisation de la gouvernance, la démarchandisation du travail pourront-elles assurer une meilleure prise en compte des questions environnementales ?

Ce n’est pas absolument certain. Nous avons de nombreuses discussions avec nos collègues sur ce point. Certains pensent en effet que certains salariés préféreront défendre leur emploi plutôt que l’environnement et qu’il faudrait donner une « voix » à la Nature dans l’entreprise. Mais nous pensons que cette proposition noierait l’autre partie constituante essentielle – les travailleurs – et que, si les politiques de reconversion sont bien organisées, les salariés accepteront les mouvements de main-d’œuvre rendus nécessaires par la décarbonation de notre économie.

Comment réaliser la transition vers une économie décarbonée sans mettre au chômage les millions d’actifs qui vivent d’activités nuisibles à l’environnement et au climat ?

En anticipant radicalement les mouvements de main-d’œuvre : planifier le déploiement des nouveaux emplois sur le territoire – on a besoin d’un vrai plan –, anticiper les fermetures et cartographier les compétences de secteurs menacés, sécuriser les transitions en évitant la case chômage mais en mettant en place des dispositifs tels que celui proposé par l’association One Million Climate Jobs au Royaume-Uni : les salariés menacés de perdre leur emploi sont embauchés par un service public du climat qui les forme et leur confie un emploi dans les secteurs de la reconversion écologique : rénovation thermique des bâtiments, infrastructures, verdissement des processus industriels, agroécologie…

En quoi la Covid-19 rend-elle plus nécessaires les réformes que vous préconisez pour le monde du travail ?

La crise sanitaire est un coup de semonce. Elle a mis en évidence notre radicale impréparation. Elle a épargné nos réseaux et nos infrastructures, ce que les manifestations de la crise climatique ne feront pas. C’est une urgence vitale.

Parcours

• Dominique Méda, professeure de sociologie à l’université Paris Dauphine-PSL, a publié de très nombreux ouvrages, dont dernièrement Une autre voie est possible. Vers un modèle social écologique, avec Éric Heyer et Pascal Lokiec (Champs-Flammarion, 2020).

• Julie Battilana, professeure à Harvard, fondatrice et directrice de la Social Innovation and Change Initiative, a signé de nombreux articles et va faire paraître avec Tiziana Casciaro Power for All (Simon & Schuster) en 2021.

• Isabelle Ferreras, professeure à l’université de Louvain (UCLouvain-Iacchos-CriDIS) et senior research associate du Labor and Worklife Program de Harvard University, a notamment publié Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique (PUF, 2012).

Auteur

  • Frédéric Brillet