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Le grand entretien

« Il faut libérer le travail par la coopération et la mutualisation »

Le grand entretien | publié le : 22.03.2021 | Frédéric Brillet

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« Il faut libérer le travail par la coopération et la mutualisation »

Crédit photo Frédéric Brillet

Accélérée par les technologies digitales, la métamorphose du salariat génère des zones grises, entre le travail salarié et le travail indépendant, analyse l’enseignante-chercheuse Antonella Corsani dans son essai Chemins de la liberté. Le travail entre hétéronomie et autonomie, publié aux éditions du Croquant.

En quoi le capitalisme « cognitif néolibéral » évoqué dans votre ouvrage se distingue-t-il du capitalisme de type fordiste ?

Le capitalisme a toujours été cognitif. Le capitalisme industriel est impensable sans considérer les connaissances en général et les connaissances scientifiques en particulier et leurs applications à la production industrielle. L’histoire du capitalisme doit alors être comprise comme l’histoire des institutions et des dispositifs qui permettent d’orienter et de contrôler la production sociale de connaissances, de la soumettre à la valorisation capitaliste. Très schématiquement, le capitalisme cognitif contemporain se caractérise par le rôle accru de l’innovation dans la dynamique concurrentielle, l’extension du champ des connaissances protégées par le droit de la propriété intellectuelle, la circulation des connaissances grâce aux technologies digitales, l’importance des connaissances du vivant biologique (le corps) et social (notamment la communication et l’information) pour la valorisation capitaliste. Par l’adjectif néolibéral, j’entends signifier avec Foucault un mode de gouvernement de la société par des instruments juridiques et suivant un modèle de concurrence généralisée. À l’époque du capitalisme cognitif néolibéral, le travailleur idéal typique n’est plus celui de la période dite fordiste, il devient « entrepreneur de lui-même ». Le maître-mot est l’autonomie, elle concerne tant le travailleur non salarié que le salarié.

Pourquoi ce nouvel âge du capitalisme requiert-il une main-d’œuvre autonome ?

À la fin des années 1950, un ouvrage de Peter Drucker remet en cause le management fordiste en expliquant que l’innovation devient un facteur crucial pour la compétitivité. Les gains de productivité vont reposer alors sur les compétences actives, c’est-à-dire sur la capacité à générer des innovations. Cette capacité d’innovation est confiée à une nouvelle figure du travail, le knowledge worker. Un travailleur responsable, capable de prendre des initiatives, d’acquérir, partager et diffuser des connaissances dans l’organisation, capable de résoudre les problèmes. Les compétences du knowledge worker sont cognitives, relationnelles et sociales. Ainsi, suivant Drucker, le knowledge worker est un sujet qui doit être produit par les nouvelles technologies de management comme sujet autonome et compétitif, « entrepreneur de soi ». Le discours aujourd’hui sur l’entreprise apprenante s’inscrit exactement dans cette même perspective.

Comment l’employeur garde-t-il le contrôle de cette main-d’œuvre si elle est autonome ?

L’évaluation, autre maître-mot du capitalisme cognitif néolibéral, est un dispositif très important. Elle intervient là où la mesure devient difficile, notamment la mesure de la valeur créée par le temps de travail. L’évaluation intervient là où la prescription directe du travail s’affaiblit pour laisser la place à l’autonomie. Elle permet de conditionner l’action et d’orienter les comportements des travailleurs. Prenons l’exemple des livreurs à vélo, ils sont évalués par la plateforme, par l’entreprise dont les produits doivent être livrés, par le client final. Tout le monde évalue tout le monde, l’évaluation individuelle est devenue notre folie collective. Une vraie folie, d’autant plus qu’elle est individuelle alors même que la productivité est plus que jamais une affaire collective, que la connaissance est le produit de la coopération.

Vous expliquez que ce capitalisme cognitif marque la fin de la séparation binaire entre travail salarié et non salarié…

La crise de la logique binaire se manifeste par l’émergence de figures doubles du travail. C’est exactement là le sens du concept de zone grise des relations de travail, tel que je le développe. Deux exemples : le salarié-entrepreneur (intrapreneuriat) et l’entrepreneur-salarié-associé, une figure spécifique à la coopérative d’activités et d’emploi (CAE). Le salarié-entrepreneur est d’abord un salarié que l’entreprise va inciter par tous les moyens à développer un projet innovant et à le porter en qualité d’entrepreneur. Dans ce cas, l’autonomie de l’entrepreneur-innovateur coexiste avec le lien de subordination qui spécifie le statut de salarié. La deuxième figure, celle de l’entrepreneur-salarié, est complètement différente, objectivement et subjectivement. Il s’agit d’un entrepreneur-créateur de son emploi, qui reste maître de son activité – il détermine quand, pour qui, avec qui et comment travailler – mais il est formellement salarié d’une CAE, c’est-à-dire d’une entreprise partagée. Tous les deux courent le risque d’un travail sans limites, mais le deuxième court plus que le premier le risque de discontinuité du revenu. Le rapport subjectif au travail n’est pas le même.

Quelles sont les conditions de vie et de travail dans la zone grise ?

Le plus souvent, la notion de zone grise des relations de travail renvoie à une zone de non-droit, de précarité, voire de pauvreté monétaire et sociale, où se conjuguent la dépendance économique vis-à-vis des donneurs d’ordres et l’hétéronomie réelle que la précarité du travail formellement autonome implique. Mais cette zone grise se développe aussi au sein même du travail salarié : la figure du cadre est certainement la plus concernée. C’est là que l’on rencontre des situations de stress, de dépression, etc. Parmi les entrepreneurs-salariés, plusieurs étaient auparavant cadres en entreprise. Ils n’envisagent plus jamais de réintégrer le salariat.

Comment les personnes situées dans cette zone grise tentent-elles d’améliorer leur situation ?

Les enquêtes que nous avons menées montrent comment les personnes cherchent de manière pragmatique des solutions aux problèmes qu’elles endurent. Il y a ce que Marie-Christine Bureau et moi-même avons nommé des « fabriques instituantes ». Nous entendons par là la conjonction d’un imaginaire et d’une pratique instituante. C’est là que la zone grise devient autre chose : une zone où s’inventent des futurs plus désirables. Par la coopération et la mutualisation, on trace des chemins vers l’autonomie réelle, celle qui peut nous conduire, plus qu’à une mythique indépendance, à interroger les finalités de nos activités laborieuses. La crise sanitaire que nous connaissons, conjointement à la crise écologique, révèle l’importance d’une telle interrogation.

Quelles sont les conditions de la liberté dans un tel système ?

Lors du conflit de 2003 autour de la réforme des annexes 8 et 10 du régime général d’assurance chômage, la Coordination des intermittents et précaires avait élaboré un nouveau modèle d’assurance chômage. Sa caractéristique est de garantir au plus grand nombre une continuité de revenu en situation de discontinuité de l’emploi. En ce sens, il s’inscrit dans un au-delà du risque de chômage pour répondre à la protection d’un risque nouveau, celui de discontinuité. L’autre caractéristique est d’être un modèle mutualiste : il compense en partie les inégalités de rémunération déterminées par le marché. Alors que la discontinuité est structurelle, la mutualisation des risques et/ou du travail sont envisagés comme un moyen pour développer aussi une écologie temporelle : se situer dans le temps, maîtriser son temps, créer ses temps, disposer du temps pour soi et pour les autres.

Ces formes atypiques vont-elles s’étendre sur le marché du travail ?

Une donnée est certaine : en même temps que les formes classiques de travail non salarié continuent de baisser numériquement, en France, comme en Europe, comme aux États-Unis, de nouvelles figures du travail non salarié émergent. Il s’agit de personnes travaillant « en solo », ayant atteint des niveaux de formation supérieure, travaillant pour un nombre relativement limité de clients. Souvent, ces personnes cumulent, par choix ou par contrainte, plusieurs emplois, salariés et non. Des organisations surgissent : des formes quasi syndicales (comme Acta en Italie ou la Free-lancers Union aux États-Unis), des formes coopératives (comme Smart en Belgique ou les CAE en France), etc. Mais il y a aussi des formes de travail peu qualifié et non salarié qui se développent avec la « plateformisation ». Je pense aux livreurs, notamment. Le futur n’est inscrit nulle part : il sera le résultat des tensions entre nouvelles formes d’assujettissement et nouveaux horizons d’émancipation, des conflits que ces tensions engendrent et de leurs solutions, de la capacité collective d’imaginer et de tracer de nouveaux horizons d’émancipation.

Parcours

Antonella Corsani est économiste, enseignante-chercheure à l’ISST-Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne depuis 2000. En 2018, elle a obtenu une HDR (habilitation à diriger des recherches) en sociologie. Ses recherches portent sur le capitalisme contemporain saisi comme capitalisme cognitif néolibéral et plus particulièrement sur les métamorphoses du salariat et les mutations du travail.

Auteur

  • Frédéric Brillet