En 2016, les ouvriers verriers de Givors avaient été déboutés en première instance après une audience de départage devant les prud’hommes de Lyon. Mais cinq ans sont passés et l’évolution récente de la jurisprudence sur le préjudice d’anxiété pourrait bien tourner en leur faveur.
Covid oblige, les anciens verriers de Givors ne comptaient pas se regrouper en nombre, jeudi 25 février, avant l’audience devant la cour d’appel de Lyon, finalement reportée in extremis à la demande de la défense. La veille, ils se sont retrouvés au pied de la cheminée, seule trace bâtie de l’ancienne verrerie, fermée depuis 2003 dans cette commune située à l’est de Saint-Étienne. Pour 60 d’entre eux, c’est peut-être le début de la fin d’un chemin de croix entamé il y a une dizaine d’années. Ils espèrent y faire reconnaître leur préjudice d’anxiété, soit une inquiétude alimentée par le risque de pathologie grave après une exposition insuffisamment protégée au travail à des agents chimiques estimés cancérogènes, mutagènes ou toxiques (CMR) comme l’arsenic ou les hydrocarbures aromatiques polycycliques.
Avec deux arrêts, la chambre sociale de la Cour de cassation a élargi en 2019 l’éligibilité du préjudice à d’autres salariés que ceux bénéficiant de l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante. Y compris désormais des salariés d’établissements non listés par le ministère du Travail ou bien exposés à d’autres types de substances toxiques. Fin janvier, ce sont plus de 700 anciens mineurs du bassin lorrain qui ont obtenu une indemnisation d’environ 10 000 euros chacun à ce titre auprès de la cour d’appel de Douai, laquelle a donc reconnu que l’obligation de sécurité n’avait pas été à la hauteur des moyens effectivement mis en œuvre.
Le site de Givors se trouve dans la même configuration. Ayant appartenu au groupe Danone pour la fabrication d’emballages, il ne figure pas sur la liste des établissements considérés comme amiantés par le ministère du Travail. « Il y a une analogie dans les conditions de travail des verriers avec les mineurs. Nous retrouvons les mêmes types d’expositions », indique Laurent Gonon, un militant local qui a accompagné les verriers. Le producteur américain d’emballages en verre, O-I Manufacturing, dernier repreneur du site, a refusé de délivrer à l’ensemble des plaignants des attestations d’exposition à l’amiante ou aux CMR. Des documents qui leur permettraient de bénéficier d’une surveillance post-professionnelle pour faciliter le dépistage de maladies. « Bien qu’une procédure engagée au pénal pour blessures involontaires avait abouti à un non-lieu, nous savons grâce à un procès-verbal d’interrogatoire que la médecine du travail avait pourtant rédigé avant la fermeture des attestations amiante et produits chimiques. Mais la direction a refusé de les contresigner et de les distribuer à tous les concernés », ajoute-t-il.
La plaidoirie des deux avocats du cabinet TTLA, François Lafforgue et Nadine Melin, sera donc nourrie de l’historique des autres contentieux individuels qui ont égrené la lutte des verriers de Givors. Quinze cancers ont été reconnus d’origine professionnelle, dont deux résultant d’une poly-exposition, six condamnations ont été ensuite obtenues pour faute inexcusable – avec des procédures encore en cours pour cinq dossiers. Des certificats médicaux et des attestations des proches témoigneront de l’anxiété, d’autres documents issus du CHSCT ou de l’inspection du travail du manque de protection de la part de l’employeur. « Quand je vais faire des visites médicales ou des scanners, je ne suis pas tranquille. Pendant 38 ans, j’ai connu le bruit, la forte chaleur, les brouillards d’huile », raconte Jean-Claude Moioli, plaignant de 71 ans et également président de l’association des anciens verriers qui compte quelque 350 membres aujourd’hui.
C’est à partir de cette association que leur mobilisation avait pris forme, notamment au travers d’une enquête recensant les problèmes de santé et une autre sur la cinquantaine de produits toxiques pour établir ce fameux « lien direct et essentiel » avec l’analyse des postes de travail lorsque les maladies sont hors tableaux officiels. En 2009, plus de 90 cancers avaient été comptabilisés et une surmorbidité précoce avait marqué les esprits. « Ils s’étaient d’abord battus pour empêcher la fermeture de leur usine et préserver des emplois et des savoir-faire. Même s’ils étaient restés soudés et en contact, réussir ensuite à se mobiliser sur la dangerosité de leurs conditions de travail passées a résulté d’un long cheminement », observe Pascal Marichalar, sociologue et historien qui a documenté leurs parcours dans « Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête en sciences sociales » (La Découverte, 2017).
Au-delà de la réparation et reconnaissance d’un préjudice, les verriers de Givors espèrent aussi faire bouger les lignes de la prévention des risques professionnels, si les employeurs se sentent davantage sous pression. Une pression jurisprudentielle qui reste encore dépendante d’un faisceau de preuves difficile à constituer dans ce type d’affaires – et sur lequel il n’existe pas encore de recul suffisant pour apprécier le niveau d’exigence des juges. « Pour les salariés de l’amiante, la preuve de l’exposition et de l’inhalation suffisait à caractériser ce préjudice. Il faut désormais démontrer la peur de développer une pathologie sans pour autant que la démonstration à l’appui de la prise d’anxiolytiques ou d’un suivi psychiatrique ne conclue à l’existence d’un grave trouble anxieux qui pourrait, lui, relever du registre des maladies professionnelles », juge Patrice Adam, professeur à la faculté de droit de Nancy. Ce dernier estime que la jurisprudence de la Cour de cassation « comporte encore des balises malgré l’ouverture justifiée de précédents verrous ». Il faut ainsi écarter la multiplicité des hypothèses de contamination.
Forcément observé, le délibéré concernant les anciens verriers de Givors pourrait renforcer le changement de nature du préjudice d’anxiété. En 2019, l’enquête du ministère du Travail, Surveillance médicale des expositions aux risques, relevait que l’exposition à au moins un produit cancérogène concernait 1,8 million de salariés, essentiellement des ouvriers dans les domaines de la maintenance, de la construction et de l’industrie. La même année, avant l’arrêt de la Cour de cassation, l’ancien directeur général du Travail informait le parquet que depuis 2010, un peu plus de 2 300 travailleurs exposés à l’amiante avaient pu obtenir des indemnisations au titre de leur préjudice d’anxiété. Quasiment deux ans après, l’ordre de grandeur n’est plus le même : toujours dans la région lyonnaise, un autre délibéré, cette fois prud’homal, concernant 1 200 salariés de Renault Trucks doit être rendu début avril.