Dans son essai Histoire de la fatigue des origines à nos jours, publié au Seuil, l’historien Georges Vigarello explore les modes, manifestations et reconnaissances de ce phénomène, qui varient au fil des siècles.
Dans son essai Histoire de la fatigue des origines à nos jours, publié au Seuil, l’historien Georges Vigarello explore les modes, manifestations et reconnaissances de ce phénomène, qui varient au fil des siècles.
Aux XXe et XXIe siècles, les épuisements s’étendent du lieu de travail au foyer, du loisir au comportement quotidien. Il semble que le gain d’autonomie, réelle ou postulée, acquis par l’individu des sociétés occidentales, la découverte d’un « moi » plus autonome, le rêve toujours accru d’affranchissement et de liberté rendent toujours plus difficile à vivre tout ce qui peut contraindre et entraver. Or la fatigue, quelle que soit sa source, est la première limite à l’exercice de ces libertés, avant même la maladie, la vieillesse ou la mort.
Au Moyen Âge, la fatigue du combattant est la plus honorée. Les descriptions de scènes de combat abondent, mettant en valeur la résistance à l’épuisement dans les métiers des armes. L’engagement du choc armé est d’autant plus « observé » qu’il conditionne des carrières, fabrique des hiérarchies, construit pas à pas des distinctions. À l’inverse, la fatigue du vilain, du paysan est méprisée. Les scènes de travail sont rares, jugées sans doute banales et sans mérite ni relief.
À l’époque moderne, la peine des « gens de peu » ne suscite pas plus d’intérêt que dans les siècles passés. Ils demeurent invisibles, mis à part quelques descriptions sporadiques, tel ce bûcheron « gémissant et courbé » dans une fable de La Fontaine. La situation change au siècle des Lumières : en introduisant la notion de progrès de l’Humanité, en valorisant la science, les Lumières en viennent à s’intéresser à l’efficacité du travail humain. La fatigue nuisant à la performance, on reconnaît la nécessité de moduler le poids des charges, le temps de travail, la vitesse d’exécution des tâches. Des chiffres sont fournis, fixant, entre autres, des normes transposables, pour les portages, les brisements de cailloux, les déblaiements, les trajets. Des « ingénieurs » les établissent, informant intendants et administrateurs. La fatigue découlant du travail commence même à susciter de la compassion : dans son Tableau de Paris en 1781, Louis-Sébastien Mercier évoque en des termes empathiques les « premiers de corvée » de la capitale. Les portefaix y sont décrits « légèrement courbés, soutenus sur un bâton ambulatoire, portant des fardeaux qui tueraient un cheval ». Les porteurs de chaise sont de « robustes mercenaires, tout en sueur et s’arc-boutant sur leurs larges souliers ferrés ». Quant aux femmes alourdies par les fardeaux, « on ne voit point le travail de leurs muscles comme chez les hommes, mais on le devine à leur gorge enflée, à leur respiration pénible ». Mais à la même époque, d’autres observateurs demeurent focalisés sur le rendement synonyme de progrès, au point d’en être insensibles. Gabriel Jars, observateur sourcilleux des mines européennes en 1774, estime ainsi utile la présence de très jeunes enfants dans les puits : leur petite taille s’accommode mieux que d’autres des galeries trop basses comme des passages ne disposant « pas encore de routes faites ».
Au XIXe siècle, on se plaît à encenser la réussite découlant d’un travail acharné. La fatigue suscite le respect dans la mesure où elle est le prix à payer pour s’enrichir. En 1840, un ensemble de récits au titre évocateur, Vertus et Travail, évoque ainsi l’ascension sociale de M. Beaudoin. Modeste employé d’une maison de commerce, l’homme lutte pour gravir paliers et degrés. Ses peines se déclinent comme un roman : il est « parvenu par la seule puissance d’une volonté énergique, à force de travail, de fatigues, de veilles, à s’élever au-dessus de la condition sociale dans laquelle le ciel l’avait fait naître ». Son succès promeut un épuisement particulier, fait d’austérité, de rudesse, mêlant au « refus de repos » les études poursuivies durant « des nuits entières ». Malheureusement, l’effort ne paie pas toujours à une époque où se développent à grande échelle des fabriques propulsées par la vapeur. Concentrant les productions, elles vendent à bas prix en ruinant les métiers traditionnels. Ainsi, les soyeux lyonnais mesurent l’épuisement aux heures toujours plus « imposées » pour compenser la moindre valeur des objets produits.
Karl Marx en offre la lecture la plus suggestive, comme la plus exhaustive, dès le milieu du siècle : pour tirer un profit, le capitaliste doit contraindre le travailleur à produire plus que la valeur de sa propre force de travail. Il y parvient en prolongeant ou en intensifiant le travail jusqu’à l’épuisement. Dans ce schéma, la fatigue est au cœur du système capitaliste et de sa dénonciation. Marx insiste du coup sur les exemples ultimes, les « morts par excès de travail » : Mary Anne Walkley, âgée de 20 ans, ayant travaillé vingt-six heures et demie sans interruption avec soixante autres jeunes filles. Cette dénonciation passe aussi par l’émergence d’une littérature compassionnelle pour les « malheurs » enfantins dus à un travail épuisant.
La loi anglaise de 1833 qui fixe à 9 ans l’âge minimum d’entrée dans les manufactures et à neuf heures par jour le travail des enfants de moins de 11 ans est la première d’une longue série encadrant l’exploitation de la force de travail. La révolution de 1848 introduit la durée de dix heures. Membre du gouvernement provisoire, Louis Blanc déclare alors qu’« un travail manuel trop prolongé non seulement ruine la santé du travailleur, mais encore, en l’empêchant de cultiver son intelligence, porte atteinte à la dignité de l’homme ».
Dans ses usines, Henry Ford organise chaque geste et déplacement de manière scientifique. Le travail à la chaîne est épuisant mais augmente la productivité, ce qui permet en compensation d’augmenter la paie et de réduire le temps de travail. Les régimes totalitaires promeuvent un homme nouveau prétendument insensible à la fatigue comme Stakhanov, le mineur tant vanté dans la propagande soviétique des années trente. Mais le XXe siècle est avant tout celui de la réduction du temps de travail au nom de principes sociaux, sanitaires et éducatifs et de l’avènement de la société des loisirs qui légitime le droit à se reposer du labeur.
La fatigue se transforme en même temps que les métiers. Avec l’allègement relatif des charges physiques, l’enjeu croissant du relationnel, les flux d’informations l’emportent sur les flux d’énergie. Les métiers de la « communication » l’emportent sur les métiers de la « transformation ». D’où une fatigue focalisée sur les exaspérations, les impatiences, les conflits, un épuisement fait autant d’abattement que d’impuissance et d’irritabilité. Dans les métiers de l’information, la fatigue découle des quantités d’informations à traiter. Les problèmes posés sont alors toujours moins physiologiques et toujours plus psychologiques.
Né en 1941 à Monaco, Georges Vigarello est diplômé de l’école normale supérieure d’éducation physique et agrégé de philosophie en 1963. Il dirige jusqu’en 1979 le centre de recherche d’histoire du sport puis enseigne les sciences de l’éducation à l’université de Paris VIII puis à Paris V. Il est chargé de conférences puis directeur d’études de l’EHESS. Il a publié en 2020 Histoire de la Fatigue (éditions du Seuil, 25 euros), le dernier d’une longue série d’ouvrages historiques sur le corps et ses représentations.