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Le grand entretien

« La volonté de se reconnecter avec soi-même explique les changements de trajectoires »

Le grand entretien | publié le : 18.02.2021 | Frédéric Brillet

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« La volonté de se reconnecter avec soi-même explique les changements de trajectoires »

Crédit photo Frédéric Brillet

En menant des entretiens auprès des diplômés d’écoles de commerce, deux enseignants-chercheurs ont cherché à comprendre pourquoi 15 % d’entre eux quittent un emploi stable et une situation confortable pour s’engager dans une voie radicalement différente et souvent moins gratifiante sur le plan financier.

Quelle a été la genèse de votre ouvrage Et pourtant j’ai fait une école de commerce (éditions EMS) ?

Anne Prevost-Bucchianeri : La lecture de la presse nous a alertés sur la dénonciation des bullshit jobs et sur le fait que de plus en plus de diplômés de grandes écoles s’orientaient vers des carrières moins conventionnelles. Nous avons voulu en savoir plus sur ces salariés diplômés d’écoles de commerce qui semblaient désillusionnés au point de rejeter la grande entreprise et des métiers jadis encensés. Mais ce que nous avons découvert est assez éloigné de cette hypothèse : ce n’est pas la désillusion qui guide les changements mais une réelle volonté de se reconnecter avec ce que l’on est et ce que l’on souhaite vraiment. Et cette découverte est un chemin qui prend du temps.

Mesure-t-on l’ampleur de cette attirance des diplômés pour des carrières moins conventionnelles ?

François Pottier : Selon une étude Apec de 2017, 14 % des jeunes issus de grandes écoles ont déjà renoncé à des voies royales dans les entreprises du CAC40 ou dans de grands cabinets pour emprunter des chemins de traverse. Selon d’autres enquêtes, 60 % à 80 % des salariés souhaiteraient changer radicalement de job. Nous pensons que ces chiffres sont amenés à croître pour plusieurs raisons. D’une manière générale, il est indéniable que les actifs d’aujourd’hui sont davantage en quête d’épanouissement personnel à travers leur métier. Chacun cherche à se rencontrer soi-même, à se connaître, à comprendre ses aspirations profondes. Le deuxième point est tiré de notre étude. Nous avons constaté que c’est souvent à la suite de ce que l’on a appelé « un événement déclenchant » que la bascule se fait.

En quoi consiste cet événement ?

A. P.-B. : C’est un événement traumatique qui bouleverse vos repères, remet en question vos valeurs, les fondamentaux que vous aviez construits et qui sont issus de la famille, de l’environnement amical. Souvent, à 20 ans, il est bien difficile de savoir ce que l’on souhaite vraiment en relation avec son « moi profond ». Donc on élabore un projet de vie « sous influence ». L’événement déclenchant va remettre en cause ce projet. Il va alors falloir reconstruire, cette fois-ci avec une conscience aiguë de ce qui nous correspond. Cet événement est très différent suivant les individus : une séparation, une maladie, le décès d’un proche, les attentats terroristes. La crise sanitaire constitue le dernier événement déclenchant collectif : on a peur pour ses proches, pour soi-même, on découvre que tout peut basculer en un jour… L’organisation du travail est bouleversée elle aussi, on découvre que ce que l’on pensait important ne l’est finalement pas… Nous sommes persuadés que cet événement traumatique collectif, vécu individuellement de façon très différente, va conduire à de nombreux changements de trajectoire.

Au-delà, qu’est-ce qui amène un(e) salarié(e) bien diplômé(e) à lâcher un employeur de référence ?

F. P. : Le changement d’orientation découle tout d’abord de la lassitude liée au sentiment de ne plus être challengé. L’ennui découle souvent de cette absence de nouveau challenge à relever. On tourne en rond et la mission perd de son sens. D’autres évoquent dans les entretiens la déconnexion de leur ancien poste avec la réalité. En revanche, les personnes interviewées qui se sont reconverties n’évoquent jamais comme motif la volonté d’échapper à un bullshit job, alors que c’était notre postulat de départ comme raison de reconversion.

Selon vous, le processus de désengagement qui aboutit à la reconversion prend du temps…

A. P.-B. : L’être humain est capable par nécessité de faire pas mal de compromis, même sur des durées longues. Changer n’est pas si simple, il y a l’impact personnel, familial, économique, mais aussi psychologique : le regard de l’autre, la perte du statut social, d’un salaire… Le plus souvent, le départ résulte d’une accumulation de choses. À l’inverse, les dilemmes moraux poussent rarement au départ mais cela arrive : l’une de nos diplômées interviewées explique qu’à la suite des licenciements dans son équipe, ce ne sont pas les meilleurs qui ont été conservés car les choix se sont faits sur des critères plus subjectifs. Elle a vécu cela comme une véritable trahison de ses valeurs. À la suite de cela, elle a quitté son entreprise, repris des études pour devenir psychologue. Les enquêtes montrent souvent un décalage entre les attitudes affichées – exigences RSE élevées vis-à-vis du futur employeur dans l’absolu – et les employeurs préférés qui ne sont pas forcément les plus performants sur ce terrain.

Comment s’explique ce décalage ?

F. P. : Il n’y a peut-être pas, proportionnellement, suffisamment d’entreprises éthiques pour que la majorité des diplômés puissent y trouver du travail. Ensuite, la situation du marché de l’emploi, encore plus en cette période de crise sanitaire, fait que l’on est parfois contraint d’accepter un travail dans une entreprise qui ne présente pas tous les gages éthiques et RSE que l’on aurait souhaités. Enfin, même si l’entreprise affiche un bilan RSE mitigé, le diplômé peut y décrocher un job pour un projet valorisant en termes de RSE. Après tout, Total développe aussi de l’éolien.

Quel est le profil des salariés qui virent de bord ?

A. P.-B. : Ce ne sont pas des cancres, loin de là, même l’inverse, dirons-nous. Ce sont plutôt des gens qui ont « fait le tour », ont atteint l’objectif qu’ils s’étaient fixé et ont besoin de renouveau. Est-ce que leur travail les épanouissait ? Peut-être ou peut-être pas, mais dans tous les cas il n’était pas insupportable. Ils ont pour point commun d’avoir confiance en eux, c’est pour cela qu’ils ont sauté le pas.

Qu’est-ce qui leur donne cette confiance ?

F. P. : Les diplômés d’école de commerce ont un capital confiance supérieur à la moyenne car ils ont vécu davantage d’expériences. À côté des cours, ils ont fait des stages, un apprentissage, un cursus à l’étranger, géré une association étudiante, ont eu un job étudiant, fait un VIE… Même si toutes ces expériences n’ont pas nécessairement été couronnées de succès, elles leur ont permis de mieux se connaître et de gagner en employabilité.

Ces salariés aspirent-ils à un meilleur équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle ?

A. P.-B. : Clairement, le meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle est un facteur important, mais pas le seul, dans le choix de ces changements de carrière. Le plus souvent, ces diplômés y parviennent car ils exercent leur nouveau métier de manière différente de leurs nouveaux collègues. S’ils deviennent artisans, ils savent déléguer, proposent des produits ou des services haut de gamme… En envisageant autrement leur nouveau métier, ils se ménagent des plages de respiration qu’ils peuvent consacrer à leur vie privée.

Ces reconversions atypiques signifient-elles que les critères de réussite sont en train de changer pour les diplômés ?

F. P. : Comme ils sont environ 15 % à faire ce changement de trajectoire, on peut penser que les autres parviennent à conjuguer épanouissement personnel et statut – titre, salaire… – dans une voie traditionnelle. Pour les reconvertis, en revanche, les critères de réussite ont indubitablement changé : l’épanouissement personnel l’emporte largement sur le statut. Certains souhaitent revenir à du concret quand ils ont leur destin en main et se tournent vers des métiers manuels. D’où des choix que l’on dit atypiques : le banquier devient boucher, le responsable marketing de produits cosmétiques pianiste, la banquière boulangère…

Parcours

Anne Prevost-Bucchianeri est enseignante-chercheure en droit à Neoma Business School. Au cours de sa carrière, elle a eu des expériences pédagogiques multiples (responsable de la vie associative étudiante, directrice des programmes post-bac, création de la spécialisation entrepreneuriat, responsable de la pédagogie de l’apprentissage) qui lui ont permis de mener une réflexion sur la pédagogie, les méthodes d’apprentissage, de formation et les parcours étudiants.

François Pottier est enseignant-chercheur en comptabilité et contrôle de gestion à Neoma Business School. Son expérience, tant en formation initiale que continue, lui a permis d’appréhender les ressorts de la pédagogie et, au sens large, de la formation des étudiants, et l’évolution de leurs profils et de leurs attentes.

Auteur

  • Frédéric Brillet