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Le grand entretien

« La fatigue mentale a supplanté la fatigue physique »

Le grand entretien | publié le : 25.01.2021 | Frédéric Brillet

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« La fatigue mentale a supplanté la fatigue physique »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans un essai intitulé Le Monde du travail est devenu fou, Marielle Dumortier dénonce les dérives telles qu’elle les perçoit en tant que médecin du travail.

En quoi le monde du travail est-il différent aujourd’hui de celui d’hier ?

Quand j’ai commencé ma carrière, lorsqu’un salarié se plaignait d’un travail pénible, c’était sur un plan physique : c’est trop lourd, il y a trop de poussières, il y a trop de bruit… Depuis une dizaine d’années, nous n’entendons plus ce genre de plainte, maintenant c’est : je n’en peux plus, je suis épuisé, je n’en fais jamais assez, on m’en demande toujours plus. La fatigue physique persiste évidemment mais elle a été supplantée par la fatigue mentale. Autre différence, à mes débuts, un salarié qui partait à la retraite était triste et j’en ai vu plus d’un pleurer. Aujourd’hui, à partir de 50 ans, beaucoup n’espèrent plus qu’une chose : partir au plus vite et certains nous demandent de l’aide pour y parvenir. Souvent, un salarié qui part en retraite fait beaucoup d’envieux dans son entourage professionnel !

Vous évoquez notamment l’intensification du travail comme source de souffrances. Qu’est-ce qui la favorise ?

Les pratiques managériales et les innovations technologiques contribuent à cette intensification. L’informatisation facilite le contrôle permanent, brouille la frontière entre vie privée et professionnelle, les collaborateurs devenant accessibles en tous lieux et à toute heure. D’autre part, les entreprises tendent à exiger toujours plus de productivité des salariés sans leur accorder les moyens nécessaires. Il faut assumer les tâches de collègues qui partent et ne sont pas remplacés, sans nécessairement y être formé. Le travail devient plus dense et complexe, d’où un surcroît de stress.

Quels éléments viennent étayer ces tendances ?

D’abord, les TMS sont devenus la première maladie professionnelle et les demandes de consultation pour souffrance psychologique au travail arrivent désormais en tête des demandes de consultation dans les services hospitaliers de pathologies professionnelles. Par ailleurs, différentes enquêtes (SUMER, DARES, INRPS…) confirment que les risques psychosociaux, les mauvaises conditions de travail occasionnent des dommages sanitaires et économiques conséquents. Ainsi le coût du stress (direct et indirect) a été estimé en 2017 entre 1,9 et 3 milliards d’euros.

Les maladies professionnelles, les accidents du travail concernent-ils aujourd’hui une plus grande part de la population active qu’il y a dix ou vingt ans ?

Il est difficile de répondre à cette question car les chiffres sont peu fiables. On constate d’abord une sous-déclaration des maladies professionnelles parce que les médecins traitants ne les connaissent pas bien ou parce que les cas concernés ne rentrent pas dans les cases prévues par la loi. D’autre part, les souffrances psychiques sont très peu reconnues comme maladie professionnelle. En revanche, quand un fait génère une souffrance psychologique aiguë, celle-ci peut être assimilée à un accident du travail. Dans son rapport de 2018, l’Assurance maladie annonce qu’en 2016, 10 000 accidents du travail ont été reconnus suite à une souffrance psychologique au travail, et estime que 10 000 cas supplémentaires auraient pu être rajoutés à ce décompte. Enfin, le déclin de certaines industries en France réduit mécaniquement les maladies professionnelles associées, ce qui complique encore l’interprétation des chiffres. Cela dit, il y a eu d’indéniables progrès sur le plan de la protection physique pour les emplois industriels qui demeurent en France : port de chaussures de sécurité, de bouchons d’oreille… Beaucoup d’entreprises ont acquis du matériel performant d’aide à la manutention, ont installé des aspirations sur les machines, acheté des outils dotés de dispositifs de sécurité…

Les chômeurs et inactifs en âge de travailler sont généralement en moins bonne santé que les actifs employés. Que faut-il en conclure ?

Le travail est un puissant constructeur de la santé, il nous permet de nous réaliser, de devenir « plus intelligent ». Mais ses bienfaits peuvent être annihilés par de mauvaises pratiques managériales qui contribuent à faire souffrir. Une fois malade, le salarié peut perdre son travail et subit une double peine avec l’arrivée de difficultés sociales. Tout est lié : pour tenir, on tend à recourir aux médicaments, à l’alcool, au tabac et à toutes sortes de drogues « pour tenir bon ». Sur ce point, le fait que les salariés français occupent la quatrième place en productivité horaire au rang mondial mais sont aussi de grands consommateurs de psychotropes amène à s’interroger.

Comment les employeurs et les managers réagissent-ils quand on évoque la souffrance de leurs salariés ?

Il y a une quinzaine d’années, ils niaient la réalité. Aujourd’hui, ils connaissent les RPS et les conséquences en termes juridiques. Mais ils sont souvent démunis et ne savent pas « comment faire » pour y remédier. Je pense qu’il est indispensable de former les managers à ces questions : ils sont là pour autoriser ou interdire, gratifier ou sanctionner à la suite du travail accompli… mais évidemment, cette mission d’autorité doit s’accomplir avec tact et mesure, en ne blessant pas le salarié et en se cantonnant à la réalisation du travail. Dans nos consultations, très souvent les salariés se plaignent de ne pas être reconnus ou d’injustices. C’est une source de souffrance que le manager peut alléger en allant sur le terrain pour connaître le travail réel de ses équipes. Or il n’a plus le temps, il passe son temps à faire du reporting dans son bureau. Et c’est sur la qualité de son reporting qu’il sera lui-même évalué ! D’où des situations complexes où les managers sont à la fois responsables et victimes.

Quels liens s’établissent entre problèmes personnels et souffrances professionnelles ?

Un salarié abîmé par son travail importera ses difficultés dans sa vie privée. Il sera irascible, fatigué, ne supportera pas les cris de ses enfants, ni les difficultés de la vie familiale… Il m’arrive de faire un diagnostic de souffrance au travail par des confidences sur une vie de couple compliquée. À l’inverse, des difficultés dans la vie privée peuvent rencontrer la compassion et la bienveillance en entreprise, du moins dans un premier temps. Des histoires très émouvantes de salariés qui donnent des jours de RTT ou de congés à leur collègue pour accompagner un enfant ou un parent malade sont monnaie courante. Et, quand on vit un drame personnel, souvent le travail aide à surmonter l’épreuve.

Dans votre livre, vous évoquez aussi le dilemme moral du médecin du travail…

En voulant préserver la santé d’un patient, le médecin peut en effet le condamner sur le plan professionnel, sachant que les reconversions sont souvent compliquées. Nous devons donc intégrer la prévention de la désinsertion professionnelle dans notre pratique pour prendre la décision la moins mauvaise possible… Quand nous préconisons à un salarié de changer de poste pour raisons de santé, nous devons l’accompagner vers des organismes qui pourront l’aider.

Selon vous, le métier de médecin du travail est déconsidéré tant par les employés et les employeurs que par vos confrères d’autres spécialités. Pourquoi ?

Personne ne connaît ni ne comprend notre métier, trop cher pour les uns, inutile pour les autres. Et la réforme de la santé au travail pourrait aggraver encore la situation : une partie de nos missions pourrait être confiée aux médecins traitants qui, parce qu’ils ne visitent pas les entreprises, n’auront pas la connaissance du travail réel de leurs patients. Pourtant, la crise sanitaire a prouvé notre utilité : nous avons su nous adapter aux différentes recommandations changeantes, sommes restés proches des salariés à risque, en faisant des certificats d’isolement. Nous n’avons cessé ces derniers mois de répondre aux nombreuses questions de nos entreprises, sur le plan médical pour des salariés malades, à risque ou encore déclarés comme cas contact, et nous les avons accompagnées pour la sortie du confinement et la mise en place des gestes barrière.

Parcours

Marielle Dumortier exerce depuis 1985 comme médecin du travail à l’ACMS (Association des centres médicaux et sociaux), le plus important service de santé au travail interentreprises français, qui suit dans toute l’Ile-de-France plus d’un million de salariés dans tous les secteurs et métiers. Depuis 2010, elle travaille par ailleurs comme praticienne attachée au service pathologies professionnelles et de l’environnement de l’hôpital intercommunal de Créteil, où elle tient une consultation de souffrance au travail.

Auteur

  • Frédéric Brillet