Du harassement des paysans au Moyen Âge au stress des cadres d’aujourd’hui, ce splendide livre de Georges Vigarello « sur l’histoire de la fatigue » montre comment la notion d’usure au travail a évolué au fil des siècles. Passionnant.
Si aujourd’hui la pénibilité, objet de luttes sociales, est reconnue, la fatigue au travail a longtemps été occultée des écrits jusqu’à la révolution industrielle, rappelle l’historien Georges Vigarello. Mais surtout, la perception même de ses « symptômes » et « les mots » pour la définir ont évolué au fil des siècles. Et c’est ce qu’il restitue dans ce livre captivant, sur la fatigue du Moyen Âge à nos jours. Un récit enrichissant, où l’auteur croise l’histoire de la domination sociale, celle du corps, les pratiques de santé, le travail ou même les guerres pour montrer cette évolution. Du mépris « du vilain » paysan au Moyen Âge alors que la fatigue « du combattant était glorifiée » à l’inquiétude sur la faible espérance de vie (« le dépérissement » des ouvriers plongés dans la misère alimentaire au début de la révolution industrielle), l’historien illustre brillamment, au travers de nombreux traités médicaux, les métamorphoses de la fatigue : labeur faisant souffrir les corps au Moyen Âge, « perte d’énergie » physique lors du « feu » de la révolution industrielle… Jusqu’aux prémices des dégâts psychologiques par le médecin Villermé au XVIIIe siècle, évoquant « l’accablement » des tâches répétitives. De là viendra « la lente prise de conscience » en France de la réduction du temps de travail, mais il faudra attendre la loi de 1919 pour que la journée de huit heures se généralise, rappelle-t-il.
Du calcul « du rendement » humain de Taylor, de Ford ou de personnalités moins connues comme Jules Amar, ce livre est aussi une éblouissante revue de la science froide du management qui naîtra dans la société industrielle du XXe siècle. Qui rappelle que l’optimisation des gestes censée éviter l’épuisement, mais aussi les temps de pause, le besoin « d’air » ou même l’étude « des calories nécessaires » aux ouvriers, tout a été théorisé pour retenir la main-d’œuvre… L’historien se garde de tout point de vue. Mais il montre bien le rôle clé de la protection de la sécurité sociale après 1945 : « La peine va se déplacer », note-t-il. Retraites répondant à « une usure » du corps « clairement nommée », la médecine du travail actera en 1950 la prévention physique, mais aussi l’amorce « de la fatigue intellectuelle », définie alors comme « des dommages physiologiques et nerveux » (irritabilité des ouvriers) liés aux cadences du travail en usine.
Si la pénibilité n’a pas disparu, Georges Vigarello évoque le virage vers « cette psychologisation intense » dans la société des années 1960, qui gagnera la sphère du travail avec l’apparition de la somatisation : « L’attention se porte aux effets plus multiples : inquiétude, malaise, impossible réalisation de soi ». Une fatigue psychologique atteignant aujourd’hui « le moi profond », de l’apparition du stress, du harcèlement moral à l’identité malmenée « par la frustration ». Cette partie du livre, raffinée, est plus convenue. Certes, avoue-t-il, « il faudrait réactualiser le poids du surmenage, la suraccélération » et l’hyperconnexion. Mais la lassitude serait aussi « celle d’une intime confrontation à un moi hypertrophié », dans un monde d’adaptation frénétique où la domination du travail est moins tolérée. L’historien n’oublie pas cependant de pointer que le management moderne joue sur cette fatigue morale à bas bruit, en négligeant « les valeurs individuelles au bénéfice de profits immédiats », générant précarité et fragilisations variées. Au fil de ce périple fascinant, on comprend mieux pourquoi le débat se déplace sur la charge mentale…