Dans son essai L’esprit malin du capitalisme, Pierre-Yves Gomez décrypte comment les marchés et les politiques ont promu la spéculation « du grand avenir » du digital, vide de sens. Un regard sombre sur le capitalisme de plateforme, qui gagne le monde du travail.
Dans son livre, Pierre-Yves Gomez, enseignant en stratégie et en gouvernance d’entreprise à l’EM Lyon, alerte sur la spéculation du capitalisme numérique. Par spéculation, il entend non pas des investisseurs prenant des risques, mais promouvant une croyance aveugle « dans le grand avenir » du digital. Après la crise de 2008, le capitalisme spéculatif a eu besoin d’un « relais de croyance » pour renouer avec l’optimisme « et rendre à l’élite tout son prestige. C’est le rôle que va jouer la digitalisation dans les années 2010 », soutient-il. Auscultant ces mécanismes financiers, l’essai est une critique implacable de cette doxa de l’innovation promue par les investisseurs, consultants et politiques : « Au lieu que le digital soit au service de projets économique, il a été présenté comme un projet économique en tant que tel ». D’où le modèle glorifié des licornes, financées par des fonds de capital-risque. Pierre-Yves Gomez pousse la réflexion plus loin, montrant comment cet état d’esprit s’est diffusé dans l’entreprise et chez les salariés.
Vu du côté des grands groupes, l’auteur passe en revue les transformations du travail face au graal du big data : fluidité des échanges entre salariés et clients (l’entreprise se « transforme en plateforme »), brouillage des frontières entre bureau et vie privée, « obsolescence » de l’expérience… Pour l’enseignant, si les entreprises investissent et ont embauché des experts du big data, ils ne feraient qu’incarner cette « puissance spéculative », constituée selon lui d’élites, de paramétreurs et de bureaucrates du chiffre : « Le rôle des experts reste flou, leurs objectifs mal saisis et leur pouvoir d’action sur des incantations à la nécessité de se digitaliser » élude la question « embarrassante » de l’intérêt ou de l’utilité de le faire, fustige-t-il.
Cette mentalité insidieuse du capitalisme de plateforme, Pierre-Yves Gomez l’étend à d’autres registres, comme le travail fourni par les clients avec leurs données. Mais s’inquiète surtout de cette spéculation qui gagne jusqu’à la vie privée : location en ligne « de la chambre d’ami », sites d’autopartage de voitures payant (exit l’auto-stoppeur), ces activités « sont implicitement contractualisées et ont été gagnées par la sphère marchande ». Le propos interpelle. Il convainc moins lorsqu’il file la métaphore jusqu’aux salariés, qui se comporteraient davantage « comme des travailleurs-consommateurs », plus individualistes et « narcissiques » selon leur niveau hiérarchique. La crise du Covid-19 a bien changé la donne. Si celle-ci pourrait accélérer la digitalisation, l’enseignant prévient : ces investissements pourraient bien ne pas « créer de richesse ». Et cette spéculation pourrait même mener à une autre « crise » financière…