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Le grand entretien

« Le deuxième confinement semble faire davantage souffrir les salariés »

Le grand entretien | publié le : 07.12.2020 | Lys Zohin

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« Le deuxième confinement semble faire davantage souffrir les salariés »

Crédit photo Lys Zohin

Pour Claudia Senik, la cohérence des messages, la consultation des collaborateurs, la justice procédurale, la reconnaissance et les perspectives d’évolution sont autant de leviers que les employeurs peuvent utiliser pour cultiver le bien-être au travail.

Les Français sont-ils heureux au travail ?

Les Français n’ont pas la réputation d’être très heureux, surtout par rapport à leur niveau de vie. Et l’une des raisons de cette insatisfaction est à chercher dans le travail. En effet, selon les études de référence, les Français sont dans la moyenne basse européenne, avec un niveau de 7,4 sur 10 du point de vue de la satisfaction au travail, soit au même niveau que les Britanniques et les ressortissants des pays d’Europe de l’Est et du Sud, qui ont des raisons objectives d’être moins satisfaits.

L’explication est-elle à chercher dans le rapport des Français au travail ?

Sans doute puisque, pour eux, le travail n’est pas une simple transaction. 70 % des Français y attachent beaucoup d’importance, contre 40 % des Danois. Pourtant, ces derniers s’y disent heureux, alors que 15 % des Français se déclarent insatisfaits de leur travail, avec un score inférieur à 5 sur une échelle de 0 à 10. Plus précisément, 46 % d’entre eux s’estiment mal payés pour le travail qu’ils fournissent. Rappelons que le revenu constitue un élément important du bonheur des Français, plus que pour d’autres ressortissants européens, sans doute parce qu’ils ne comptent plus autant qu’auparavant sur l’État pour les protéger contre l’adversité. Les Français ne voient pas assez de signes de reconnaissance, financière ou autre, ni de perspectives d’évolution de carrière et considèrent surtout que le travail empiète trop sur leur vie privée.

Comment mesurer le bien-être au travail ?

L’une des composantes majeures du bien-être au travail est le climat social dans l’entreprise, autrement dit la relation aux autres – collègues et supérieurs hiérarchiques. En outre, les perspectives d’évolution de carrière et la possibilité de se projeter dans l’avenir – notamment si l’on peut développer ses compétences – sont des éléments clés. De même, la grille des salaires et l’endroit dans la grille où l’on se trouve sont des éléments qui concourent au bonheur au travail, et que l’on peut mesurer de façon quantitative comme qualitative. Mais, autant que le salaire, ce sont les modalités de l’organisation du travail qui font la différence.

Est-ce que les entreprises cultivent le bien-être dans le seul but d’accroître la productivité des collaborateurs ?

Si le bien-être est un objectif en soi pour les salariés, il est vrai que, pour l’employeur, avoir des salariés heureux, qui seraient plus engagés et plus productifs, est un objectif instrumental important. Le lien de causalité entre bien-être et productivité est difficile à mettre en évidence, mais la corrélation est évidente. Lorsqu’on est heureux au travail, on est plus productif, plus créatif, plus coopératif et même meilleur négociateur. L’entreprise a donc toutes les raisons de vouloir cultiver le bien-être au travail de ses employés. En outre, dans certains secteurs, comme l’industrie, où le taux de rotation des jeunes est élevé, le bien-être au travail sert aussi à la rétention des talents.

Quels leviers les employeurs peuvent-ils mettre en place pour accroître le bien-être des collaborateurs ?

Au-delà d’une certaine taille, cela devient plus difficile. Dans certaines grandes organisations, où l’internationalisation a standardisé les process et organisé le travail selon des départements distincts, la bureaucratie est telle que les collaborateurs ont le sentiment qu’ils ne sont maîtres de rien. On perd alors l’un des leviers majeurs du bien-être au travail : le sentiment de maîtrise et d’autonomie. En conséquence, certaines grandes entreprises établissent des entités autonomes à taille humaine, pour pouvoir contrecarrer les effets néfastes de cette bureaucratie et bénéficier de davantage de transversalité. Ensuite, attention aux injonctions contradictoires, qui fixent des objectifs très ambitieux aux collaborateurs – mais sans leur donner les moyens de les atteindre, ce qui engendre stress, mal-être et risques psychosociaux… Et puis, il y a le sentiment d’inclusion : il est désagréable pour un salarié d’être invité à une réunion au cours de laquelle il va prendre connaissance des décisions annoncées par le chef sans avoir été consulté au préalable. De même, les règles doivent être claires et transparentes. C’est la justice procédurale. La question de la transparence des salaires est plus délicate. Il ne s’agit pas forcément qu’elle soit totale, car elle peut attirer l’attention des collaborateurs sur un sujet potentiellement toxique, surtout en cas de fortes inégalités entre collègues de même niveau hiérarchique.

Les études semblent montrer un fossé entre la perception des collaborateurs, des managers et des DRH en matière de bien-être au travail…

Aux mêmes questions posées sur l’organisation du travail, la flexibilité ou l’autonomie, les réponses des RH et des managers ne coïncident pas du tout avec celles des salariés. Surtout, elles ne sont pas du tout corrélées avec la satisfaction des salariés. La seule façon de combler ce fossé est de s’adresser directement aux salariés par des enquêtes, puis d’exploiter les données récoltées et de prendre des mesures en conséquence.

Le télétravail va-t-il faire évoluer le bien-être au travail ?

Le télétravail va non seulement accélérer la transition numérique mais aussi la prise de conscience de l’importance de la culture d’entreprise dans le bien-être au travail. Lors du premier confinement, les télétravailleurs ont logiquement apprécié le fait d’être affranchis des transports, sources de mal-être, et de retrouver davantage de contrôle sur leur vie. Ce deuxième confinement semble faire davantage souffrir les salariés. Certaines entreprises ont mis en place des systèmes pour surveiller ce que font les télétravailleurs, tandis que d’autres, qui n’ont octroyé qu’un télétravail partiel, ont tendance à donner des tâches quantifiables lorsqu’il s’agit de travailler de chez soi, afin de mesurer la productivité. Cela ne va pas dans le sens de l’autonomie ni de la confiance. Quant aux projets, ils dépendent désormais de la recréation du collectif avec, comme levier, le management à distance. Certes, il existe des outils de réunions virtuelles. Mais quid de ce qu’on appelle la sérendipité, c’est-à-dire le hasard, l’informel, la discussion de fin de réunion qui débouche sur une nouvelle idée ? Enfin, au-delà du manque de contacts interpersonnels, les salariés semblent souffrir davantage de l’absence de « temps social » qui fait que l’on se discipline lorsqu’on est au bureau et que la priorité est au travail. En restant en permanence chez soi en télétravail, ce changement entre ces diverses identités, qui ont leur propre efficacité, ne s’opère plus. D’où, pour certains, un manque de discipline et de motivation. Les rythmes sociaux peuvent venir aussi à manquer quand la journée de travail semble ne plus avoir de début ni de fin imposés. Enfin, le feedback des collaborateurs et des supérieurs peut également être insuffisant si les réunions sont moins fréquentes. Les entreprises ont donc tout intérêt à renforcer les systèmes de feedback et de jalons, de même qu’elles doivent organiser, même virtuellement, des brainstormings, afin de retrouver de l’intelligence collective.

Voyez-vous d’autres évolutions à l’avenir ?

Même partiel, le télétravail va imposer des changements, dans les entreprises mais aussi dans le Code du travail. Sur la durée du temps de travail, notamment. Pour les cadres comme pour les non-cadres, elle tendra à être couplée à un système d’objectifs à atteindre. Le Code du travail va également évoluer sur la responsabilité des entreprises : quelle partie des coûts du télétravail prendront-elles en charge, comment sera redéfinie leur responsabilité en cas d’accident en télétravail ? Tout cela devra faire l’objet d’une négociation entre partenaires sociaux, mais cette évolution adviendra. La bonne nouvelle, c’est que l’extension du télétravail pourrait être favorable à l’emploi, dans la mesure où les embauches ne seront plus bridées par le coût de l’espace de bureau à offrir.

Parcours

Claudia Senik est professeure à Sorbonne Université et à l’École d’économie de Paris (PSE) et directrice scientifique de l’Observatoire du bien-être au Centre pour la recherche économique et ses applications. Ses travaux portent sur l’économie du bien-être subjectif, en particulier sur le lien entre revenu, croissance, inégalités et bonheur, sur les sources du bien-être au travail et sur le comportement des femmes à l’école et sur le marché du travail. Elle est l’auteure de nombreuses publications dans des revues internationales ainsi que de L’économie du bonheur (Seuil, République des idées, 2014), Les Français, le bonheur et l’argent (Presses de l’ENS, 2018 avec Yann Algan et Elizabeth Beasley) et Bien-être au travail : ce qui compte (Presses de Sciences Po, 2020).

Auteur

  • Lys Zohin