Si la signature de l’ANI télétravail par une majorité d’organisations patronales et syndicales est assurée, sa déclinaison dans les branches l’est beaucoup moins. Plusieurs d’entre elles ont déjà inscrit des négociations à l’agenda 2021, mais d’autres s’interrogent sur l’utilité d’un tel accord dans leurs secteurs… ou sur les risques juridiques qu’il peut entraîner.
Ce n’était pas gagné d’avance, mais ils y sont parvenus. Le 26 novembre, les partenaires sociaux sont sortis de leur ultime séance de négociation sur le télétravail, forts de la certitude d’un accord interprofessionnel. À l’heure où ces lignes sont écrites, les directions nationales de la CFTC, de la CFDT, de FO et de l’U2P se sont déjà engagées sur une future signature. Le Medef et la CPME ont donné un accord de principe, de même que la CFE-CGC qui attend cependant la mi-décembre pour signer. Seule la CGT persiste dans son refus d’engager son paraphe sur un accord « non contraignant » pour les entreprises. Indirectement, c’est peut-être l’aveu d’une victoire finale de la partie patronale qui tenait surtout à éviter de nouvelles contraintes sur les employeurs et en avait fait une ligne rouge infranchissable. « On cherche le caractère prescriptif ou normatif de cet ANI… », confirme Frédéric Guzy, directeur général d’Entreprise & Personnel.
Reste que les syndicats n’ont pas perdu au change : dans la rédaction finale de l’accord, l’instauration du télétravail – en situation ordinaire comme en cas de force majeure – devient une affaire de dialogue social. Éligibilité des postes « télétravaillables », prise en charge des frais professionnels induits par le travail à distance, droit à la déconnexion, respect de la vie privée… autant de sujets qui doivent désormais passer par un accord d’entreprise ou a minima une consultation des instances représentatives du personnel (IRP) même si, en bout de course, le dernier mot revient souvent à l’employeur.
C’est cependant au niveau de la déclinaison de l’ANI sur le terrain que le bât blesse. Dès la négociation bouclée, la ministre du Travail a enjoint branches et entreprises à transcrire l’accord national interprofessionnel. Si de grands groupes comme PSA ou des branches telles que l’assurance, la banque ou les industries du médicament ont saisi la balle au bond et déjà placé le sujet dans leur agenda social, ailleurs, on s’interroge. « Celles qui se sont emparées du sujet pour une négociation de branche sont des structures qui rassemblent quelques dizaines d’acteurs, essentiellement de grands groupes », détaille Frédéric Lafage, président du Cinov, la fédération des bureaux d’études. « Mais chez nous, qui regroupons 80 000 entreprises dont seulement 350 de plus de 300 salariés, établir des règles communes sur le télétravail, valables pour l’ensemble de nos adhérents, est tout bonnement impossible. »
Même discours au Syntec, la « branche sœur » du Cinov où l’on préférerait attendre la fin de la crise sanitaire afin de disposer d’une « vision objective » sur le télétravail et l’opportunité de s’engager au niveau de la branche. « L’opinion très majoritaire au Syntec, c’est le renvoi du sujet à l’entreprise », explique-t-on dans cette fédération qui rassemble des secteurs aussi divers que le numérique, l’ingénierie, le conseil, l’évènementiel et la formation professionnelle. En février 2019, d’ailleurs, les partenaires sociaux de ces deux branches avaient réalisé une étude sur le télétravail dont les résultats s’étaient traduits par la publication de guides thématiques à destination des entreprises, de programmes de formation pour les managers et des modèles de chartes ou d’avenants susceptibles de servir de modèles aux employeurs des secteurs concernés. « Nous étions même allés plus loin que l’ANI puisque nous avions intégré le cas de la parentalité dans nos travaux », se félicite-t-on au Syntec.
Le bénéfice de l’ANI télétravail serait-il un luxe réservé aux professions tertiaires ? Dans le bâtiment ou le nettoyage, on ne se sent pas vraiment concerné. « Structurellement, nos entreprises sont marginalement impactées par le télétravail qui ne concerne que leur personnel administratif », témoigne Philippe Jouanny, le président de la Fédération des entreprises de propreté (FEP). Dans le transport routier, aussi, on imagine mal une déclinaison de l’accord étant donné la nature des activités qui nécessitent non seulement du monde sur les routes, mais également dans les entrepôts logistiques, y compris au niveau de l’encadrement. « À part sur certains points très spécifiques comme la prise en charge des frais, je ne vois pas sur quel genre de négociations pourraient s’engager nos entreprises », admet Erwan Poumeroulie, directeur des affaires sociales de la FNTR.
« L’Observatoire français des conjonctures économiques ne recense que 33 % de postes télétravaillables en France », note Frédéric Guzy. « Le préambule de l’ANI rappelle d’ailleurs que tous les emplois ne sont pas éligibles au télétravail. Mais la question qui se pose reste : que proposer aux autres ? », s’interroge le directeur général d’Entreprise &Personnel. Et parmi les « autres » collaborateurs, on trouve les « salariés de deuxième ligne » révélés au moment du second confinement dont l’activité ne peut ni être télétravaillée, ni remplacée par le chômage partiel du fait de sa nature indispensable. Lors de la négociation, la CGT et la CFTC avaient porté sur la table la possibilité de « compensations » (sous forme de primes ou de points pénibilité) pour ces salariés spécifiques, mais l’idée n’a pas été retenue, laissant à une mission paritaire désignée par le ministère du Travail imaginer des scénarios de revalorisation de ces métiers.
Dans d’autres branches, c’est le risque juridique qui inquiète. L’ANI de novembre 2020 a ainsi supprimé et remplacé deux paragraphes de celui de 2005 (les points 2 et 3), mais sans pousser le toilettage jusqu’au bout et suscitant dès lors des situations potentiellement paradoxales… et problématiques pour les employeurs. « En cas de situation exceptionnelle, l’employeur conserve le droit de décréter le télétravail pour tous ses salariés. Sauf que dans le même temps, l’accord conserve le principe du double volontariat (salarié et employeur)… tout en précisant, ce qui d’ailleurs est la loi, qu’un salarié réticent ne peut être licencié pour refus du télétravail ! Que se passe-t-il si le cas se présente ? », se demande Joseph Tayefeh, délégué général de Plastalliance, une fédération de la plasturgie. Autres interrogations concernant l’obligation pour l’employeur de préserver la santé physique et psychique de ses salariés en travail à distance. « Cette obligation s’étend-elle aux cas des accidents et risques de la vie quotidienne lorsque l’activité est totalement effectuée à distance ? », questionne Frédéric Guzy. Bref : à cette heure, des clarifications sont encore attendues.