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Le grand entretien

« Les entreprises font des erreurs par construction »

Le grand entretien | publié le : 09.11.2020 | Gilmar Sequeira Martins

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« Les entreprises font des erreurs par construction »

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

Les collectifs de travail génèrent inévitablement des erreurs. L’enjeu est de les repérer puis de les traiter afin d’éviter des « sorties de route », d’autant plus que la transition numérique augmente les risques de mauvais choix, selon Vincent Giolito.

Parmi les erreurs commises par les entreprises, quels exemples récents vous semblent les plus marquants ?

Le 737 Max est un exemple d’erreur stratégique. Boeing n’a jamais pris le parti de concevoir un avion court courrier à partir d’une feuille blanche. Le constructeur a choisi d’upgrader un avion dont le premier vol date du début des années soixante. Dans sa dernière mouture, les moteurs ont dû être déportés à l’avant des ailes car ils étaient trop volumineux, ce qui a rendu l’avion instable. C’est avec l’informatique qu’a été compensé le problème, c’est-à-dire un programme qui oblige l’avion à piquer du nez et qui peut prendre la main même lorsque le pilote donne des instructions contraires. C’est une schématisation car c’est bien sûr un système complexe avec des interactions multiples entre les pilotes et le logiciel. En tout état de cause, Boeing a conçu une solution numérique pour résoudre un problème industriel. Au final, il y a eu deux accidents qui se sont soldés par un bilan de 346 victimes. L’erreur a consisté à faire confiance à un logiciel pour corriger les défauts d’un choix stratégique, en l’occurrence la décision de ne pas développer un nouvel avion. D’autres domaines peuvent illustrer la question des erreurs. Les échecs de Viadeo et de Dailymotion sont tout aussi parlants. Ils n’ont jamais pris leur envol car ils ont misé sur un développement local. Il a fallu plusieurs années à Dailymotion pour ouvrir un bureau à San Francisco… Ils ont cru que le marché local leur suffirait. Ils ont confondu fierté nationale et stratégie.

Quels rapports entretiennent les entreprises avec l’erreur ?

Le premier point capital est le suivant : les entreprises font des erreurs. Une erreur n’est pas une bêtise, c’est plus compliqué. En fait, les entreprises, en tant qu’organisations, commettent des erreurs même si tous les salariés réalisent correctement le travail dont ils sont chargés. Une entreprise est un outil qui doit concrétiser une stratégie. Elle suit donc une route qui peut soudain prendre une direction non prévue par la stratégie. La sortie de route n’est pas forcément catastrophique à condition de revenir à temps sur le bon chemin. Le second point important est d’abandonner le mythe selon lequel il serait possible ne pas commettre d’erreurs ou de ne pas les répéter. Les entreprises font des erreurs par construction, du fait même de leur fonctionnement. L’enjeu primordial consiste à intercepter et à corriger les erreurs. Il faut les repérer, les traiter et les manager avant que survienne un crash. Le troisième point clé est que les entreprises peuvent à tout moment dévier de la bonne route, en particulier lorsqu’elles sont en phase de transition numérique. Tout simplement parce qu’une organisation qui s’avance en terrain inconnu se place dans une position où elle va nécessairement commettre plus d’erreurs.

Quelles sont la responsabilité et la mission des dirigeants dans ce domaine ?

Une précision s’impose. L’entreprise peut commettre des erreurs, presque indépendamment de ses dirigeants. L’une des missions du dirigeant consiste précisément à corriger les erreurs, même s’il n’existe pas aujourd’hui d’incitation positive allant dans ce sens dans les organisations. Dans le cas de Boeing, après le crash du premier 737 Max, le dirigeant de Boeing a nié toute responsabilité. Il n’a pas cherché à détecter l’erreur. Inversement, l’attitude de Bernard Arnault dans le processus d’achat de Tiffany est intéressante. Il a pris la mesure des conséquences potentielles de cette acquisition sur son entreprise. Il a compris que la route avait pris une nouvelle direction avec la crise sanitaire. Cet exemple illustre le rôle du dirigeant dans l’interception de données et l’évaluation de la portée de la décision dans un contexte nouveau. En l’occurrence, la décision qui a abouti à l’acquisition de Tiffany était devenue une erreur mais c’est une décision personnelle du dirigeant qui l’a rectifiée. Il a écarté un danger du chemin et semble en voie d’obtenir une réduction du coût d’acquisition.

Que préconisez-vous pour mieux gérer les erreurs ?

En cas d’accident ou d’erreur, notre culture nous amène à rechercher une responsabilité individuelle avec, en arrière-plan, la volonté de punir. Cette tendance n’est pas propice à un management efficace des erreurs. Pour manager correctement les erreurs, il faut certains prérequis. Le modèle issu de ma recherche se résume avec 4 A : Awareness, Assessment, Acknowledge et Act. Le premier impératif est d’être en alerte face aux erreurs, par exemple à travers un système de checks and balances. Mais c’est une qualité du dirigeant, car c’est dans le fonctionnement des personnes, plutôt que dans un montage institutionnel, que réside la solution. Il faut donc par exemple un dirigeant qui écoute son comex et les voix dissonantes dans l’entreprise. Un des signes qui doivent alerter un dirigeant est son niveau de compréhension d’une action. Embaucher des personnes sans comprendre ce qu’elles vont faire et pourront apporter à l’entreprise, c’est particulièrement frappant lorsqu’il s’agit de spécialistes du digital, c’est commettre une erreur. Un bon dirigeant doit saisir ce signal et se faire expliquer ce dont il s’agit. S’il réalise qu’il ne comprend pas la proposition, il doit l’interpréter comme un signal d’alerte. L’enjeu n’est pas de maîtriser toute la complexité des technologies exposées mais de bien évaluer les conséquences possibles si on ne comprend pas de quoi il s’agit. Un bon dirigeant doit être en mesure, lorsqu’il repère un indicateur qui l’intrigue, de dépasser l’option qui consiste à se dire que les choses vont s’arranger. Il doit pouvoir admettre qu’il ne comprend pas et évaluer les conséquences de cet état de fait. L’exemple du laboratoire pharmaceutique Stallergenes est éclairant. Les dirigeants auraient probablement pu anticiper le caractère stratégique d’une erreur lors de l’implantation de SAP.

Comment repérer les erreurs pour mieux les corriger ?

Pour repérer une erreur, un dirigeant doit être doté d’une réelle expérience, mais aussi de curiosité et de la sensation personnelle de sa propre vulnérabilité. C’est aussi un talent, chez un dirigeant, que de savoir repérer les points qui exigent un examen. Il doit pouvoir se demander : « Que se passera-t-il si ce projet ou cette app échoue ? » Les KPI peuvent être utiles mais ils peuvent aussi conduire sur des chemins erronés. Il faut surtout savoir repérer, dans la forêt des KPI qui circulent dans une entreprise, celui qui n’est pas cohérent avec son environnement. Et faire preuve aussi de bon sens. Un dirigeant d’une grande compagnie d’assurances m’a confié que, s’il reçoit un rapport d’audit dans lequel ne figurent que des satisfecit, le constat que tout fonctionne, alors il se dit que quelqu’un a embelli le tableau car un tel constat n’est pas possible. L’étape suivante, dite acknowledge en anglais, est celle qui consiste à reconnaître que l’organisation a commis une erreur. Même en France, cette pratique devient de plus en plus fréquente. Le dernier point consiste à passer à l’action pour traiter l’erreur et remettre l’entreprise sur la bonne route.

Parcours

Enseignant à Paris-Sorbonne, puis chercheur en stratégie à Paris-Dauphine puis à la Solvay Brussels School of Economics and Management, Vincent Giolito est actuellement professeur de stratégie à EM Lyon Business School. Il a aussi une activité de conseil auprès de dirigeants et de managers, qui articule les dimensions de stratégie et de leadership. Il est l’auteur du Livre pour trouver un travail, paru en 2013, et aussi de Les 16 plus belles erreurs de la transformation numérique, paru en novembre 2020.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins