Les partenaires sociaux se sont entendus sur vingt jours de négociation intensive sur le télétravail avec à l’arrivée un accord dont la nature « prescriptive ou normative » fait encore débat. Dans le contexte d’un reconfinement qui voit cinq millions de salariés forcés à travailler à distance, la pression est énorme… surtout pour le patronat qui arrive désuni dans les débats.
C’est à une négociation marathon – et en visioconférence, une première dans l’histoire sociale ! – que les partenaires sociaux viennent de s’atteler. Le timing est serré : entamée le 3 novembre, elle doit s’achever le 23 après seulement quatre séances de discussions. Et le contexte dans lequel les débats se déroulent s’annonce d’ores et déjà comme peu propice à la sérénité puisqu’il est demandé aux négociateurs de plancher sur les nouvelles conditions d’exercice du télétravail… alors même que cinq millions de salariés y sont contraints par un nouveau confinement ! Certes, les organisations syndicales et patronales ne partent pas de rien. Elles pourront s’appuyer sur les conclusions du diagnostic partagé sur lequel elles s’étaient entendues en octobre après quatre mois de concertation, mais l’exercice s’annonce tout de même rude. « Cette négociation atypique va demander énormément de rigueur aux organisations. Mais peut-être les conditions particulières de son déroulement obligeront-elles le patronat à se discipliner lui aussi et à abandonner certaines mauvaises habitudes comme l’envoi des textes à minuit la veille d’une séance de discussions… », espère Éric Courpotin, le négociateur CFTC.
De discipline, justement, les entreprises en ont clairement manqué sur la question du télétravail. Si 700 d’entre elles ont déjà signé un accord sur le sujet depuis septembre et que 1 000 sont attendus à la fin de l’année, le climat général est à l’attentisme. Aujourd’hui contraintes par un nouveau protocole sanitaire qui exige le passage au télétravail « cinq jours sur cinq » pour tous les postes qui le peuvent sous la menace d’un contrôle de l’inspection du Travail, elles continuent à traîner les pieds. À l’exemple de Total qui, en dépit de près de 300 cas Covid constatés dans son effectif, persiste à recommander à ses salariés une présence physique dans les locaux deux jours par semaine. « Les employeurs freinent des quatre fers pour mettre en place le télétravail : c’est l’information que nous font remonter les branches et les sections territoriales », enrage Catherine Pinchaut, de la CFDT.
Cette réticence des entreprises se ressent sur la délégation patronale qui arrive divisée à la table (virtuelle) des négociations. Si le Medef accepte le principe d’une négociation générale, balayant l’intégralité du spectre des situations de télétravail – ordinaire, occasionnel ou exceptionnel –, sa principale alliée, la CPME, entend bien rester sur une ligne dure limitant le périmètre des débats à la seule situation de travail en situation de crise. Éric Chevée, le négociateur de la Confédération des PME prévient : « Si les discussions abordent les sujets dépassant ce cadre, à l’exception de la question de la formation des managers et des salariés, nous en tirerons les conséquences. Aborder tous les thèmes, c’est engager des discussions qui vont durer des mois ! » À ce stade, difficile de dire si cette position de début de négociation tiendra jusqu’au bout, mais la CPME a déjà montré de quoi elle était capable : en 2013, lors de la négociation de l’ANI sur la formation professionnelle, elle avait su rester sur ses positions jusqu’au bout, refusant de signer l’accord final, se désolidarisant du « grand frère » Medef. Et aujourd’hui, le calendrier se prête à un comportement jusqu’au-boutiste : « Les calculs de la nouvelle représentativité patronale débuteront en fin d’année. La CPME a aussi un intérêt bien compris à montrer ses muscles en résistant à une injonction à négocier sur tout le périmètre du télétravail alors que le Medef semble prêt à lâcher », glisse un expert du dialogue social.
Le Medef prêt à lâcher ? Oui… mais pas trop. Si l’organisation de l’avenue Bosquet est bien entrée dans la négociation, porteuse d’un plan de travail articulé en sept points allant de l’intégration du télétravail dans la stratégie et la culture des entreprises à l’attractivité qu’il peut représenter pour les employeurs en passant par ses impacts territoriaux, sa déclinaison dans les entreprises, sa réversibilité au moment du retour sur poste ou son cadre juridique, pas question de revenir sur ses intentions de départ : « Nous avons annoncé que l’ANI ne devrait être ni normatif ni prescriptif et nous n’avons pas changé d’avis », résume Hubert Mongon, chef de file de la délégation du Medef. « Nous avons acté que la négociation traiterait des conditions de réussite du télétravail. Les grands principes qui régissent le télétravail – ANI de 2005, loi Warsmann II de 2012 et ordonnances Travail de 2017 – s’appliquent également à la période que nous traversons », poursuit le délégué général de l’IUMM. Toutefois, le projet présenté par le Medef se veut consensuel avec les demandes des organisations syndicales : encadrement des conditions du télétravail par le dialogue social, attention particulière portée à la conservation des droits sociaux du salarié (équité salariale, formation, égalité homme-femme, droit à la déconnexion…), prise en charge des frais professionnels par l’entreprise, etc.
Pour les syndicats, cependant, le compte n’y est pas. « Tout ANI doit être un minimum prescriptif, sinon, nous allons terminer avec un énième relevé de conclusions sans valeur prescriptive », note Éric Courpotin. « Nous ne sommes pas là pour aboutir sur un guide pratique », avertit Jean-François Foucard, de la CFE-CGC. La centrale des cadres, pour sa part, demande à ce que le télétravail sorte du cadre individuel pour être envisagé dans une approche collective de l’entreprise. Avec pour conséquence l’intégration du sujet dans les négociations annuelles obligatoires.
De façon unanime, les organisations syndicales ont aussi à cœur de veiller sur la garantie de la préservation du temps de travail des salariés face aux abus potentiels ouverts par le télétravail. « Ce nouvel ANI ne doit pas remettre en question le temps de travail ou le temps de repos, insiste Béatrice Clicq, de Force ouvrière. Il n’est pas question d’accepter que l’organisation du télétravail permette de réaliser la durée hebdomadaire de travail complète sur trois jours par exemple. » Pour la CGT, il faut avancer vers de « nouveaux droits » pour les salariés, « qu’il existe des syndicats dans l’entreprise ou non ». Quant à la CFDT, moins arc-boutée sur le caractère « normatif et prescriptif » du futur ANI, elle se dit très attachée à la production de cartographies pour disposer d’une vision sur les postes télétravaillables et de plans de continuité de l’activité dans les entreprises afin que le travail à distance ne soit pas improvisé sans respect des droits des salariés. Beaucoup de sujets à l’agenda pour vingt petits jours de négociation…