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Le grand entretien

« Instaurer le management par la confiance est difficile »

Le grand entretien | publié le : 02.11.2020 | Frédéric Brillet

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« Instaurer le management par la confiance est difficile »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans le troisième tome de Lost in Management, intitulé On ne change pas les entreprises par décret (Seuil), François Dupuy revient sur les causes des échecs de transformation d’entreprise et propose de miser sur le management par la confiance pour sortir de l’impasse.

Pourquoi cette référence à l’ouvrage de Michel Crozier intitulé On ne change pas la société par décret ?

Il s’agit d’un hommage car je lui dois tout sur le plan professionnel. Il m’a appris à penser l’action collective de façon systémique, ce qui m’a permis ensuite d’enseigner et d’écrire des ouvrages prolongeant sa pensée. Dans son livre, Crozier critiquait le volontarisme des politiques qui « décrètent » par la loi ce qui doit être fait, sans approfondir la connaissance de la complexité des systèmes humains sur lesquels ils veulent agir. Dans le mien, je développe l’idée qu’il ne devrait pas y avoir d’action sans connaissance élaborée, comment peut se constituer cette connaissance et la façon dont on peut l’utiliser.

Dans votre série Lost in management, vous pointiez les obstacles que rencontrent les entreprises qui cherchent à sortir du modèle taylorien…

Le modèle taylorien qui se caractérise – entre autres – par le caractère segmenté et séquentiel du travail perdure car les salariés concernés y tiennent. Chacun y dispose en effet d’une grande autonomie au sein du « silo » dans lequel il opère, ce qui réduit au strict minimum sa situation de dépendance. Dès lors que l’on cherche à « transversaliser » le travail, on crée des situations de dépendance pénibles et les acteurs comprennent très bien qu’ils y perdent du point de vue des conditions du travail. Ils sont donc réticents au changement. Reste que cette organisation aboutit à produire des biens et des services de faible qualité et à un coût élevé. D’où l’idée de passer à des modalités de travail plus transversales, dont le « projet » est un des exemples les plus achevés. Malheureusement les entreprises ont voulu imposer le changement sans réfléchir aux conséquences sur les personnes concernées. Or, dire à un chef de projet qu’il est « chef » ne suffit pas pour qu’il obtienne la coopération de ceux venant des « métiers » et affectés à son projet. Cela produit pour ceux à qui est confiée cette fonction, généralement de jeunes cadres entre 30 et 40 ans, une véritable souffrance les conduisant à l’épuisement. Et, dans la mesure où leurs collègues comprennent ces difficultés, bon nombre d’entreprises ont du mal à recruter des chefs de projet.

Que font les entreprises pour dépasser ce blocage ?

Plutôt que s’attaquer à une question purement organisationnelle, elles tendent à le gérer au niveau individuel en misant sur le coaching, censé amener les personnes concernées à adopter elles-mêmes de nouvelles façons de faire. Mais celles-ci sont contradictoires avec le contexte général de l’entreprise et le remède peut s’avérer parfois pire que le mal. Ceci concerne principalement les cadres. Les autres salariés ne sont pas demandeurs de changements en la matière, tant ils ont assimilé à quel point ce « système taylorien » est protecteur pour eux.

Quels autres effets pervers induisent ces nouvelles formes d’organisation ?

Prenons l’exemple des procédures. Tout le monde sait que, pour obtenir quelque chose d’une direction, on peut faire pression en appliquant strictement les règles ou procédures édictées pour contrôler le travail. Cela s’appelle la grève du zèle. Il en va de même pour les indicateurs de performance, qui finissent par devenir contradictoires les uns par rapport aux autres. Néanmoins, les entreprises persistent dans cette voie pour deux raisons : la première tient au fait qu’elles n’ont pas confiance en leurs salariés. La deuxième est que tous ces process ne sont pas émis pour résoudre des problèmes mais pour « couvrir » ceux qui les émettent. C’est pourquoi la bureaucratie de type administratif n’a jamais été aussi présente dans les grandes entreprises.

Vous n’êtes pas tendre avec les fonctions support accusées d’accabler les opérationnels de procédures, d’imposer des reportings pour « justifier leur existence »…

Nous menons actuellement une étude sur la gestion de la crise Covid. Chez certaines entreprises, nous constatons que les fonctions support siège émettent de nouvelles procédures pour expliquer aux salariés ce qu’ils doivent faire car elles craignent une aggravation des risques psychosociaux. Par rapport à la situation initiale, j’appelle cela une stratégie d’accentuation. Pour être juste, il est aussi d’autres organisations dans lesquelles ces mêmes fonctions support ont eu une stratégie d’atténuation, pour ne pas perturber le travail des opérationnels en présentiel.

Vous critiquez aussi la propension des RH à formuler des définitions de postes trop précises…

Il en va des définitions de postes comme des process : plus elles sont précises et détaillées, moins il est possible de faire face à la complexité des situations rencontrées par tout un chacun en suivant les prescriptions de ces fiches. Certes, cela évite les redondances entre deux fonctions, mais on crée ainsi des monopoles internes : en interdisant toute intrusion dans leur pré carré, les titulaires de ces postes font alors payer leur situation monopolistique au reste de l’organisation en imposant coûts et délais excessifs.

Pour sortir de l’impasse, vous invitez à miser sur le management par la confiance. Comment y parvenir ?

Créer la confiance dans le monde du travail est complexe. Elle suppose que les acteurs acceptent d’être prévisibles dans les relations qu’ils ont avec les autres : c’est le cas d’un manager qui souhaite obtenir la confiance de ses collaborateurs. Mais accepter de renoncer à l’incertitude de son comportement a un coût. La sociologie nous apprend que tout ou partie du pouvoir détenu par un acteur tient justement à son imprévisibilité. Dans les communautés virtuelles que l’on rencontre chez Cisco, les acteurs fixent eux-mêmes les règles du jeu, donc ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans le travail collectif.

En quoi ce management par la confiance diffère-t-il des préceptes défendus par les promoteurs de l’entreprise libérée ?

Les préceptes de l’entreprise libérée sont effectivement basés sur la confiance mais oublient les difficultés inhérentes à toute vie collective : ils ne disent rien sur les relations de pouvoir ; ils ignorent les stratégies d’acteurs et la notion de contexte, centrale pour comprendre ces stratégies. En d’autres termes, ces préceptes n’évitent pas le reproche d’angélisme.

Vous constatez aussi dans votre livre que les dirigeants ignorent dans leur processus de décision les acquis des sciences sociales. Pourquoi cette ignorance ?

Il y a chez les dirigeants une méconnaissance persistante des acquis des sciences sociales et pas seulement de la sociologie. Cela traduit chez eux un rejet de la complexité mise en évidence par ces sciences sociales. Il faut bien admettre que les spécialistes de ces disciplines ne savent sans doute pas s’adresser à ces dirigeants dans les termes qui conviendraient. Ils peuvent percevoir comme une critique personnelle le fait qu’un sociologue remette en cause la pertinence ou les modalités de décisions qu’ils ont prises. Enfin, ces disciplines sont peu ou pas présentes dans les écoles dont sont issus ces dirigeants. On comprend dès lors pourquoi ils se dirigent vers des solutions toutes faites que leur présentent les grands cabinets de conseil, au motif qu’elles ont été appliquées avec succès dans des entreprises comparables en termes d’activité ou de structure. Mais cette démarche ignore la spécificité des situations. Enfin, ces grands cabinets de conseil ont une fonction de légitimation que n’ont pas les sciences sociales, ce qui explique leur succès malgré des résultats mitigés.

Parcours

Né en 1947, François Dupuy débute sa carrière au CNRS, au Centre de sociologie des organisations, sous l’égide de Michel Crozier, ce qui le conduit à commencer par travailler sur l’administration. Il en démissionne en 1990 pour fonder son cabinet de conseil et enseigner dans de nombreux établissements, notamment à l’Insead de Fontainebleau, à la Kelley School of Business de l’Indiana University ainsi qu’en Californie, Chine, Afrique du Sud, Belgique. En 1995, il publie Le Client et le Bureaucrate, et se fait ensuite connaître par la série Lost in Management.

Auteur

  • Frédéric Brillet