Difficile de contester que les entreprises, comme l’État, ne gouvernent plus qu’avec des indicateurs économiques et des chiffres. Et que la révolution numérique ne fait qu’accroître la prééminence du calcul dans les décisions. Réédité en format de poche, ce célèbre essai d’Alain Supiot sur la gouvernance par les nombres, paru en 2015, garde toute son acuité : en cinq ans, « cette emprise ne cesse de se déployer avec la montée en puissance de l’intelligence artificielle dans les conduites des êtres humains », souligne le professeur en droit social dans cette nouvelle préface. Et de pointer en particulier l’ubérisation, « nom de code des algorithmes capables de contrôler les tâches de chacun, voire de sanctionner ceux qui s’en acquittent mal, le tout avec des données compilées sans intervention humaine ». Brillante réflexion politique et sociale, son essai ausculte le dogme des objectifs qui a envahi le travail, l’hôpital et l’action politique, et les dérives d’une sorte de pouvoir doux ; il n’y aurait plus d’un côté des patrons chargés de réfléchir et des salariés chargés d’obéir : ne plus réfléchir qu’en termes d’indices et de chiffres « enrôle dirigeants et dirigés dans une représentation chiffrée du monde déconnectée de l’expérience », selon l’auteur. Une critique de haute volée sur « ces nouveaux liens d’allégeance », qui donne à réfléchir. Aussi bien pour les dirigeants que pour les syndicats.