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Le grand entretien

« Personne ne peut reprendre le travail comme avant »

Le grand entretien | publié le : 12.10.2020 | Irène Lopez

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« Personne ne peut reprendre le travail comme avant »

Crédit photo Irène Lopez

L’universitaire et chercheure au Cnam analyse les bonnes mesures à prendre pour faciliter le retour au travail des 26 millions de salariés, en particulier les 15 % d’entre eux souffrant de pathologies chroniques.

Peut-on reprendre le travail « comme avant » ?

Non, personne ne pourra reprendre le travail comme avant parce que précisément beaucoup de choses ont changé et qu’en face d’un événement comme le confinement pour des raisons épidémiques, chaque personne a vécu une expérience singulière et inédite qui l’a transformée et a transformé son rapport au travail, à ses collègues, à son employeur, à son entreprise. Nous avons vécu une expérience totale et il nous faudra des mois, voire des années, pour la débriefer en termes d’effets à court et long termes et aussi en termes de séquelles à court, moyen et long termes.

Qu’en est-il pour les patients atteints de maladies chroniques et de cancers ?

Ils ont été exposés à une aggravation de leur maladie en raison des ruptures de suivi, de la déprogrammation de certaines interventions, voire d’arrêts de certains traitements. Par exemple, pour les patients atteints de cancer, il a été constaté un retard de diagnostic qui pourrait affecter leurs chances de survie. Durant ces deux mois, le nombre de cancers diagnostiqués a été divisé par deux. Avec près de 400 000 nouveaux cas de cancer par an en France, quelque 30 000 malades n’auront ainsi pas été diagnostiqués à cause du Covid-19. Dans mes consultations d’accompagnement après cancer, j’ai constaté un état anxieux diffus se manifestant par des problèmes de sommeil, des incertitudes, une énorme fatigue, une peur de s’éloigner du centre de soins pour la majorité des patients. J’ai été aussi frappée par les symptômes de douleur musculaire, les algies, les douleurs articulaires, comme si le corps était sous tension en permanence.

Que va-t-il falloir changer ?

L’épidémie a fait entrer dans l’entreprise une vulnérabilité nouvelle qui est celle du vivant et a montré à quel point l’économique est dépendant du vivant. En termes d’organisation du travail, il s’agit de mettre au point de nouvelles formes d’organisation en prenant en compte les avis, les suggestions des salariés. Certaines petites entreprises sont en danger : il va falloir les aider à se réparer, à se reconvertir. La détresse est énorme chez les dirigeants de très petites entreprises et il y a un risque important de décompensation chez les autoentrepreneurs, les indépendants. Le moment est venu de réaliser un véritable retour d’expérience sur le travail à distance qui a été imposé à temps complet, pour pouvoir construire un projet d’avenir. Le confinement a été l’occasion d’expérimenter le travail à distance sans formation spécifique des managers. Il est donc important de voir comment les managers et les salariés, comment les salariés entre eux, ont inventé et trouvé des solutions innovantes qu’aucun cabinet-conseil spécialisé dans le management n’aurait pu trouver… Ces savoirs expérientiels vont être précieux à recueillir à chaud auprès des usagers et des personnes concernées.

Quelles sont vos recommandations concrètes ?

Il faut mettre en place dans les entreprises des espaces d’écoute et de retour d’expérience, réunir des managers, des RH et faire des conférences et des exposés sur ce qui s’est passé, ce qui va se passer et voir comment développer ensemble des réponses. Faire passer des baromètres et des enquêtes sur les besoins des salariés, construire des messages sans se tromper, cesser de dire : « Cette épidémie est une opportunité pour notre entreprise », car cela ne peut que blesser les personnes qui sont endeuillées dans leur famille, dont des proches ont perdu leur emploi, qui ont des enfants en difficulté scolaire, etc. Nous entrons dans une période où il faut mobiliser des outils de gestion de crise pour apprendre à mettre en place des types d’organisation et de management prenant en compte l’incertitude : ce qui change beaucoup de choses au niveau quotidien dans l’entreprise et peut, à la fois, être un levier pour la créativité mais aussi une cause d’anxiété. Les cadres organisationnels sont aussi des points de repère sécurisants.

Qui peut apporter les solutions ?

Les solutions appartiennent à tout le monde car le problème concerne chacune et chacun d’entre nous. Nous sommes interdépendants les uns des autres, et même si nous avons encore notre travail, chacune d’entre nous, chacun d’entre nous a forcément parmi ses proches une personne ou plusieurs qui ont perdu leur travail ou qui ont peur de le perdre, et la deuxième vague de l’épidémie est celle de l’impact psychosocial de la première… Lors des conférences que je donne dans les entreprises sur l’impact psychosocial du confinement, les salariés posent tout autant de questions sur les problèmes d’école de leurs enfants, sur les risques de troubles de développement chez leurs enfants, les syndromes du deuil complexe causé par la disparition brusque de proches qui n’ont pas pu être enterrés normalement, que sur les problèmes d’organisation du télétravail alors que je n’aborde pas forcément ces thèmes dans ma conférence. On repère un alignement des zones d’inquiétude sociale, existentielle, familiale et professionnelle et une libération de la parole sur, au fond, ce qui constitue la vraie vie, c’est-à-dire notre vie avec toutes les composantes auxquelles nous tenons et qui nous permettent de tenir.

Le confinement nous a contraints à ralentir. Peut-on reprendre notre rythme de travail effréné d’avant le confinement ?

Le confinement a ralenti la vitesse et la mobilité des corps mais pas des esprits ou de la pensée. On a vu émerger de nouveaux imaginaires du travail et une réinterrogation du sens et de la place du travail dans nos vies.

Comptez-vous changer vous-même votre façon de travailler ?

J’ai passé toute la période du confinement à analyser jour après jour l’impact psychosocial du confinement, à l’étudier, et à écrire, parler, intervenir. Pour moi, il était important de faire de proposer une lecture des événements sanitaires relevant des sciences humaines et sociales. J’ai monté des projets, j’ai rédigé un manuel d’accompagnement du confinement et de la sortie du confinement, j’ai préparé des conférences. La première conférence a eu lieu le 25 mai dernier dans une entreprise de 25 000 personnes où j’avais implanté un programme cancer et travail. J’ai fait des conférences dans les associations de malades chroniques, dans d’autres entreprises… Et je continue car je pense qu’il va falloir passer du temps et donner l’occasion aux entreprises d’offrir des espaces d’écoute et de retour d’expérience aux salariés, aux managers et aux responsables des ressources humaines : de la responsabilité sociale des entreprises aux services de santé au travail. Proposer des lectures croisées management, économie, psychologie et sciences humaines et sociales va être important car on ne peut pas résoudre les problèmes qui vont émerger dans les mois qui viennent en se dotant de moyens sanitaires de prévention supplémentaires ; précisément, ces moyens – mesures d’hygiène, gestes barrières et distanciation physique – à eux seuls créent des problèmes s’ils ne sont pas assortis d’une approche autre que sanitaire. Nous allons tous avoir besoin de déconfiner la parole et de déconfiner notre écoute.

Parcours

Psychologue clinicienne, Catherine Tourette-Turgis est spécialiste du retour au travail des patients atteints de maladies chroniques et de cancers. Elle enseigne à Sorbonne université et elle est chercheure au Conservatoire national des arts et métiers. En 2009, après avoir enseigné en Californie et travaillé sur la question du VIH, elle a fondé l ’Université des patients, un dispositif pédagogique abrité par l’université Pierre et Marie Curie, qui consiste à intégrer dans les parcours universitaires diplômants en éducation thérapeutique des patients-experts issus du monde associatif. Catherine Tourette-Turgis a également construit d’autres parcours universitaires diplômants ouverts aux malades, en éducation thérapeutique (DU, master, formation en e-learning de 40 heures et parcours doctoral).

Auteur

  • Irène Lopez