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Le grand entretien

« La valeur travail est l’objet d’une idolâtrie »

Le grand entretien | publié le : 05.10.2020 | Frédéric Brillet

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« La valeur travail est l’objet d’une idolâtrie »

Crédit photo Frédéric Brillet

Les philosophes Gérard Amicel et Amine Boukerche entreprennent une déconstruction de la valeur travail tant à travers les âges qu’à travers les disciplines (philosophie, économie, sociologie) pour en venir à la conclusion que le pronostic vital est engagé.

Vous dressez dans votre ouvrage un constat de crise, sinon d’autopsie de la valeur travail. Comment en est-on arrivé là ?

Cette crise a d’abord touché les travailleurs manuels. Autrefois, le but d’un artisan était d’avoir un métier « dans les mains » afin de faire une belle carrière. La maîtrise d’un savoir-faire lui permettait d’être reconnu et justement rémunéré. Mais l’industrialisation a provoqué la disparition progressive des métiers manuels traditionnels. Les travailleurs intellectuels, quant à eux, se sont longtemps crus protégés. Avec la révolution numérique, ils connaissent pourtant le même sort que les travailleurs manuels. Aujourd’hui, personne n’est à l’abri de la prolétarisation qui dévalorise les compétences pratiques et théoriques de l’individu. Peut-on encore parler de « métier » ou de « carrière » quand il faut constamment changer d’emploi durant sa vie professionnelle ? Dans ces conditions, il ne s’agit plus de rechercher la reconnaissance et l’épanouissement personnel dans le travail. Celui-ci se réduit alors à une pure nécessité vitale et économique.

Pourquoi y a-t-il tant de réticences à reconnaître que la valeur travail se meurt ?

Parce que l’idéologie du travail a constitué le socle de notre civilisation moderne pendant plus de deux siècles. Les liens sociaux traditionnels – comme ceux de la famille – se sont progressivement distendus. La place que tient l’individu dans le groupe dépend alors essentiellement de sa capacité à s’intégrer dans la division du travail. La crise actuelle de l’emploi met donc en péril l’unité et la cohésion de la société tout entière. C’est pourquoi nous éprouvons tant de difficultés à imaginer une autre façon de vivre ensemble.

Quels liens établissez-vous entre ces réticences et les discours puritains sur le sens de l’effort ?

Les discours sur le sens de l’effort – formule plusieurs fois employée par Emmanuel Macron au début de son mandat – prétendent résoudre les difficultés économiques et sociales de notre époque. En réalité, ils contribuent à les masquer. L’idéologie du mérite est une hypocrisie cruelle quand la valeur économique d’un emploi est inversement proportionnelle à sa valeur sociale. C’est ce que la crise sanitaire a clairement mis en évidence. En appeler au sens de l’effort conduit à une suspicion généralisée qui culpabilise à la fois les chômeurs, souvent qualifiés d’assistés, et les hyperactifs soupçonnés de voler le travail des autres. Les premiers sombrent dans la dépression, tandis que les seconds sont guettés par l’épuisement professionnel. La méritocratie aboutit alors à une morale sacrificielle. La souffrance liée au travail prouve que l’économie capitaliste contemporaine exploite les ressources vitales des individus comme celles de l’environnement naturel.

Vous allez jusqu’à écrire que c’est finalement la société dans son ensemble qui « continue d’idolâtrer une valeur travail largement fantasmée »…

La valeur travail est l’objet d’une idolâtrie, car c’est là l’effet d’une évolution historique, qui a façonné la représentation collective d’une telle activité. Les Anciens méprisaient le travail. Nous, par contre, nous le considérons comme la pierre de touche de l’existence humaine. Depuis la révolution industrielle, nous avons intégré l’idée que c’est grâce au travail que nous devons gagner notre vie, pour pourvoir à nos besoins et à ceux des nôtres, pour accéder à un certain confort matériel, pour acquérir une reconnaissance sociale, voire pour nous rendre utiles à la société – tout dépend de l’activité pratiquée. Impossible donc d’y échapper. La centralité du travail est partagée par tout le spectre politique. Aucun parti, syndicat ou courant de pensée ne la remet en question. Même si la valeur travail a été vidée de sa substance, son idéologie continue de régenter nos esprits.

Dans les sondages, les Français se montrent partagés quand on leur parle de leur travail. Qu’en pensez-vous ?

Il y a des Français heureux au travail qui font tenir le système quand d’autres souffrent. Nombre d’enquêtes révèlent le mal-être des travailleurs exposés, sans parler des chômeurs et des exclus. Le surinvestissement de ceux qui s’épanouissent dans leur travail ne peut masquer les difficultés que rencontrent les autres.

La question de savoir s’il faut travailler pour vivre ou vivre pour travailler demeure-t-elle d’actualité ?

La question demeure encore plus d’actualité avec la crise sanitaire qui a levé le voile sur la fragilité d’un système imposé depuis la révolution industrielle et en période de remontée du chômage. La Covid a privé de revenus des millions d’individus à travers le monde et les a fait basculer dans la précarité. Dans des pays comme l’Inde, le confinement a eu des effets dévastateurs. Travailler, dans ce contexte, est une question de survie, voire de vie ou de mort. Cependant, avec cette pandémie, les États ont compris qu’ils devaient protéger leurs populations de la loi du marché du travail. La Covid impose de ne plus faire reposer la survie des populations uniquement sur le travail, qui devient une denrée rare. Certes, dans les pays développés, le système de protection octroie des allocations chômage, mais est-ce suffisant pour répondre à la crise ? Du coup, l’idée de la création d’un revenu minimum universel, sans condition, qui paraissait complètement utopique avant la pandémie, commence à faire son chemin. De plus, le dogme sacré de la flexibilité si nécessaire au marché du travail a été remis en question. On a pris conscience que la santé était aussi importante que le travail, si ce n’est plus. On a découvert aussi que l’on pouvait travailler autrement grâce au télétravail. Qu’on le veuille ou non, il y aura un avant et un après Covid qui remet en question l’idéologie de la valeur travail.

Quelles sont les alternatives les plus intéressantes pour sortir de l’idolâtrie de la valeur travail que vous dénoncez ?

Remettre le travail à la place qui lui revient, c’est-à-dire toute sa place, mais rien que sa place, nécessite surtout une révolution copernicienne dans nos esprits. Idolâtrer le travail, c’est en faire un objet sacré. C»est ce que l’on retrouve dans le fait religieux : nous montrons dans le livre comment le capitalisme, qui possède des traits l’identifiant à une religion, a façonné notre représentation du monde, notamment à travers le concept de productivité. Il ne s’agit pas d’abattre le capitalisme pour le remplacer par le communisme, qui n’est qu’une autre forme d’idolâtrie, mais de le réaménager. De se poser sérieusement la question des priorités. Il est clair que le système actuel semble nous mener vers la catastrophe, si l’on songe aux défis écologiques. Peut-on toujours produire plus, avoir plus ? À quel prix ? Si nous sommes d’accord sur ce constat, il va falloir revoir nos attentes collectives. Ce qui doit passer par une vraie prise de conscience politique et morale. La crise liée à la Covid devrait nous y inciter, mais sera-t-elle suffisante pour provoquer le changement, en vue d’une certaine décroissance, d’une forme de frugalité, d’une remise en question de l’avidité, de l’affirmation d’une nécessaire solidarité ? Avons-nous des décideurs assez lucides et courageux pour innover, imaginer des solutions face aux défis à relever dans le futur ? Sommes-nous mûrs pour cette révolution culturelle ? Là est la question.

Parcours

Gérard Amicel

Agrégé et docteur en philosophie, est professeur à Rennes. Il a publié aux éditions Apogée, dans la collection Ateliers populaires de philosophie, Le Sens de la vie (2014), La Monstruosité (2016) et Que reste-t-il de l’avenir ? (2019).

Amine Boukerche

Titulaire d’un DEA de philosophie en bioéthique. Il est professeur de philosophie dans le secondaire. Il a publié aux éditions Apogée De la fragilité de la démocratie (2015), La Citoyenneté républicaine face au libéralisme économique (2017), L’Algérie de Tocqueville, chronique d’une colonisation ratée (2018), ainsi que Des cultures et des hommes (2019).

Ils viennent de publier Autopsie de la valeur travail (éditions Apogée).

Auteur

  • Frédéric Brillet