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Le travail à Gilles

Rue des Martyrs

Le travail à Gilles | Une chronique de Bénédicte Tilloy | publié le : 28.09.2020 |

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Rue des Martyrs

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Et donc Gilles vient de claquer un 4 sur l’échelle de l’humeur. Sacrée mauvaise note, un « ce n’est pas le genre de Gilles » traverse la tête de Carine, comme s’il y avait un genre pour la déprime !

Comme d’habitude, la plus prompte à réagir, c’est Marie-Pierre, qui propose à la cantonade de se retrouver demain pour le déjeuner dans un bistrot de la rue des Martyrs. En soi, l’adresse est plutôt mal choisie, mais fort heureusement, personne ne s’avise de faire la remarque, ils ont de très bons tartares, pense Rémy qui habite à côté. Cela ne tombe pas bien, se dit quant à elle Carine qui espérait bien profiter de l’heure du déjeuner, demain, pour préparer son intervention au codir. La perspective d’un aller-retour de métro, en apnée derrière son masque, ne lui dit rien qui vaille. Mais elle sent monter une grosse bouffée de culpabilité pour n’avoir pas noté chez Gilles les signes avant-coureurs d’un passage à vide.

Le call se poursuit sur les actualités du département RH : chômage partiel, distanciation sociale, flèches à coller au sol, masques et tutti quanti. On n’aura finalement pas le temps d’examiner les propositions de Rémy, on en reparlera dans huit jours. Fin du call et rendez-vous demain midi dans la rue des Martyrs.

Gilles clique sur la croix qui fait disparaître les visages de ses collègues de son écran et regrette simultanément de s’être autorisé ce moment de vérité. Il n’a pas envie de devenir le centre des conversations. La perspective de devoir expliquer pourquoi c’est devenu si difficile de passer ses journées sur des tableaux de chiffres le « saoule grave ». Il a entendu cette expression hier soir ; si on la remet dans son contexte, il s’agissait de « Papa, tu nous saoules grave ». Il n’avait pas eu la force de se fâcher.

À la maison, ce n’est pas vraiment çà, non plus.

À 12 h 30 pétantes, le lendemain, Rémy et sa chemise blanche sont déjà installés en terrasse. Les autres arrivent, presque à l’heure, on sera gentil avec Carine qui n’est jamais très ponctuelle, et qui se pointe la dernière en courant, en s’excusant de ne pouvoir rester longtemps. Elle remercie Marie-Pierre, elle est contente de les voir en vrai, elle est désolée, elle sent que l’équipe est fatiguée, elle leur a beaucoup demandé, elle a passé peu de temps avec chacun, elle veut raccommoder tout cela, s’ils veulent bien lui faire des propositions pour améliorer le fonctionnement de l’équipe, et Gilles on est content de son travail, ça va s’arranger c’est sûr, le codir est dans une demiheure, elle va devoir y aller, est-ce qu’ils ont des choses à faire remonter, quand même on a bien travaillé tous ensemble, grâce à l’engagement de tous, on s’en sortira et, bien sûr, ils peuvent compter sur elle, toussa.

C’est à peine si elle touche à sa salade niçoise, avant de s’éclipser bruyamment, toujours en courant, face à un Gilles resté coi. Les autres ne savent pas bien s’ils doivent rire ou pleurer. Rémy décide de se contenter provisoirement de vider son assiette, quant à Marie-Pierre, plantant ses yeux dans le regard de cocker de Gilles, elle annonce : « Les amis, je crois qu’il va falloir qu’on s’en mêle »… Sentant venir un moment gênant, Rémy juge prudent de laisser ses collègues « s’en mêler » et prétexte une note à finir pour les laisser à leurs conciliabules…

(à suivre)