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Jean Pralong : L’expertise du Lab RH

Chroniques | publié le : 28.09.2020 | Jean Pralong

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Jean Pralong : L’expertise du Lab RH

Crédit photo Jean Pralong

Bullshit jobs ou bullshit work ?

La mesure semestrielle de la chaire Compétences, employabilité et décision RH (EM Normandie) fait apparaître un paradoxe : les salaires des cadres ne baissent pas, mais leur satisfaction plonge (-17 % par rapport à juillet 2019). Comment expliquer que la crise de la Covid-19 fasse chuter la satisfaction au travail alors qu’elle n’affecte pas l’emploi ?

L’expérience du confinement a été comme un choc adressé aux hiérarchies entre les métiers. L’utilité de certains emplois a sauté aux yeux de tous, en même temps que le courage de ceux qui les exerçaient. En pleine pandémie, le monde a besoin de techniciens du gaz, de ripeurs ou d’infirmiers. Et les autres, alors, ont pu se sentir rattrapés par une forme d’insignifiance. Les emplois de cadres typiques de l’économie post-industrielle (DRH, marketeurs, digital workers, etc.) ont pu sembler bien bullshit : que vaut d’inventer le monde de demain, quand il faut d’abord sauver le monde d’aujourd’hui ?

Mais ce bouleversement dans la hiérarchie des métiers est éphémère. Il y a certainement des bullshit jobs, des emplois inutiles parfois, souvent ou toujours. Il y a surtout du bullshit work. Car la vraie question est ailleurs : le sens du travail n’est pas seulement économique ou sociétal. Il est psychologique. La construction du sens du travail est une dialectique entre deux forces contraires. La première est l’organisation du travail définie par les entreprises. La chaîne taylorienne, les process et les méthodes sont des moyens par lesquels les organisations encadrent le travail humain. Ils véhiculent une rationalité productive (l’idéal du travail performant) et, aussi, une rationalité managériale (l’idéal du travailleur performant). Ce travail prescrit entre en résonance avec l’éthique productive des travailleurs, c’est-à-dire l’idée qu’ils se font de la performance. Cette confrontation entre travail prescrit et éthique productive crée le travail réel : elle est à l’origine de ce qui est, réellement, fait. Elle produit aussi du sens : la confrontation entre l’individu et son environnement l’amène à comprendre ce qu’il fait et pourquoi il le fait, mais aussi ce qu’il ne peut pas faire et pourquoi il ne le peut pas. Cette confrontation est saine ; les organisations qui la favorisent ou qui la tolèrent le sont aussi. Reste qu’il faut être deux pour négocier.

Dans sa forme la plus banale, la digitalisation prend la forme d’applications métier. Le recruteur gère ses candidats dans un ATS (application tracking system), le commercial gère ses clients dans un CRM (customer relationship manager). Ces logiciels sont la version digitalisée des process qui représentent, pour leurs concepteurs et leurs acquéreurs, l’idéal du travail performant. Ils sont, donc, la version la plus pure du travail prescrit. Les applications métier sont au travailleur du tertiaire ce que la chaîne est à la production industrielle. Mais tandis que la chaîne est gouvernée par des individus, avec lesquels dialogue et négociation sont possibles, l’application métier n’est gouvernée par personne. Les étapes du travail, leur durée ou leur ordre ne sont pas négociables quand ils sont digitalisés. Ce verrouillage rend impossible l’expression de l’éthique productive des individus. Il bloque, donc, la construction du sens. Le sens du travail se perd dans l’impossibilité d’agir selon son éthique. Faire contre son éthique, selon des directives digitalisées incontournables est un gaspillage d’énergie pour les individus et un gaspillage de compétences pour les entreprises.

Là commence le bullshit work.

Auteur

  • Jean Pralong