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Le grand entretien

« L’emprise est une violence sourde où deux blessures se rencontrent »

Le grand entretien | publié le : 21.09.2020 | Frédéric Brillet

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« L’emprise est une violence sourde où deux blessures se rencontrent »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans un essai intitulé L’emprise au travail : la comprendre, s’en libérer, publié chez ESF, Wadih Choueiri explore la relation toxique qui se noue entre les « empreneurs » et les « emprenés », et que le fonctionnement des organisations et le vocabulaire managérial peuvent encourager.

Qu’est-ce qui caractérise l’emprise au travail ?

La notion d’emprise exprime l’ascendant intellectuel ou moral exercé sur un individu. Elle prend naissance au cœur de la relation, jusqu’à la tordre. Dans les relations professionnelles où chacun de nous influence l’autre, nous essayons d’avoir prise sur nos situations dans les organisations et quelquefois sur ceux qui y travaillent, pour prendre soin d’eux, les protéger ou les tenir. Il y a donc une prise normale et une prise abusive, délétère, qui crée un dommage.

En quoi l’emprise se distingue-t-elle du harcèlement ?

Le harcèlement est une conduite abusive qui se traduit par des comportements, des paroles, des gestes, des actes, des écrits pouvant porter atteinte à la personne. L’emprise est plus insidieuse, moins palpable. Elle peut précéder le harcèlement ou demeurer invisible quand l’emprené s’installe dans le déni et subit sans se plaindre. Cette invisibilité rend difficile sa dénonciation et sa condamnation devant les tribunaux, déjà compliquée quand il s’agit de harcèlement : malgré des années de jurisprudence et de campagnes anti-harcèlement, on sait que pour ce dernier les procès s’enchaînent mais aboutissent rarement.

Comment fonctionne le mécanisme d’emprise ?

L’emprise est une violence sourde où deux blessures se rencontrent. Elle est orchestrée par l’un, consentie par l’autre. L’empreneur, presque toujours un manager, enfle dans sa puissance narcissique, valorise et dévalorise, sécurise et insécurise. Progressivement, il fait effraction dans le monde de son collaborateur sans que ce dernier ne le perçoive. Et ce d’autant qu’au début l’empreneur donne énormément, semble être dans une générosité infinie vis-à-vis de l’emprené qui obtient du premier reconnaissance, sécurité, capacité d’action qui favorise l’établissement d’un lien fusionnel. La relation démarre toujours par une lune de miel. Le piège se referme quand l’empreneur fait valoir l’investissement démesuré qu’il a consenti à l’égard de son ex-protégé et réclame le remboursement de cette dette. L’emprené se voit alors reprocher de n’être pas à la hauteur, des efforts et des résultats insuffisants.

Vous considérez que l’emprise s’inscrit dans le registre des « contrats informels »

Dans ces situations, il s’agit de questionner le contrat qui se noue entre deux personnes, à savoir les engagements croisés, les consentements. Ici, il s’agit de distinguer les consentements formels des consentements de fond. Dans une situation d’emprise, deux personnes participent à un échange asymétrique. L’une possède le pouvoir, la possibilité d’attribuer une rémunération large, un poste, des faveurs. L’autre est saisie par ce qui lui est donné. Elle ne signerait pas ce « contrat » si elle savait qu’à la lune de miel succéderait une phase de dévalorisation, qui empêche le débiteur de s’acquitter de sa part. À mesure que se referme le piège, la personne victime d’emprise perd en effet confiance en elle-même et ne se sent plus compétente pour réussir une quelconque tâche. La formule qui nous a tant fait rire, « à l’insu de mon plein gré », prend tout son sens dans cette relation complexe où la victime peine à percevoir la perversité de la relation. Pour autant, les empreneurs, d’après mon expérience, se classent exceptionnellement dans la catégorie des pervers narcissiques. Il n’est pas besoin d’en arriver là pour abuser de son pouvoir sur un collaborateur.

Que peut-on en déduire des profils psychologiques des parties prenantes ?

Les témoignages recueillis montrent que les emprenés ont besoin d’être reconnus, appréciés. Ils manifestent souvent une certaine innocence, ils ont foi en l’être humain. Ils aspirent à vivre quelque chose d’exceptionnel sur le plan professionnel, pensent qu’ils vont bénéficier d’une accélération de carrière grâce à leur mentor. De leur côté, les empreneurs sont fréquemment des personnes qui revendiquent de ne pas obéir aux règles de l’entreprise. En ignorant les limites, ils peuvent se montrer très exigeants dans leurs demandes et exprimer un grand mépris pour ceux qui ne répondent pas à leurs attentes. Ils n’hésitent pas à faire intrusion dans l’univers de l’emprené, à appeler, envoyer des mails, des messages, quelle que soit l’heure.

Quel rôle joue le langage managérial dans le phénomène d’emprise ?

Dans les situations difficiles, exprimer son émotion, son vécu s’avère ardu, voire impossible quand nous sommes pris par le langage managérial de l’entreprise qui valorise la performance et le goût de l’effort. Le manager va par exemple comparer l’équipe à une famille. Le collaborateur sous emprise peinera alors à se désolidariser du collectif et à remettre en cause les exigences d’agilité, d’efficience, d’évaluation, de transparence qui l’épuisent. Il aura beau souffrir de la toxicité de cette relation, il n’osera pas s’en plaindre.

Quelles sont les conséquences pour les parties prenantes ?

La relation entre l’empreneur et l’emprené est intrinsèquement toxique, non seulement pour les personnes qui en subissent les conséquences mais aussi pour leur environnement direct. L’emprise altère durablement la capacité des individus à coopérer et peut générer de sérieux dommages pour l’emprené et des dysfonctionnements majeurs dans l’entreprise. La victime inhibe une grande partie de ses compétences et finit par se désengager. L’empreneur quant à lui poursuit en général son parcours et peut même bénéficier d’une promotion.

Que peuvent faire les DRH pour prévenir ou traiter ce phénomène ?

Les DRH prennent rarement les décisions qui s’imposent dans ce cas de figure, que ce soit pour protéger ou pour sanctionner, tant le phénomène est souterrain et complexe. Néanmoins, ils peuvent faire de la prévention en encourageant le développement d’un leadership éthique et responsable, des modes de management plus ouverts à la parole de chacun. Former les personnes clés qui accompagnent, managent ou défendent les salariés – managers, partenaires sociaux, CSE. Voire désigner des personnes-ressources pour accompagner en interne ces situations. Mais ces dispositifs peuvent rester vides de sens s’ils ne sont pas portés au plus haut niveau de l’entreprise, par les dirigeants.

Les nouveaux modèles d’entreprise ou d’organisation du travail permettent-ils d’échapper à l’emprise ?

Les autoentrepreneurs, parce qu’ils travaillent souvent à distance, sont a priori moins sujets à l’emprise. De même, les entreprises dites libérées qui accordent plus d’autonomie réduisent ce risque… Enfin, le télétravail consécutif au confinement éloigne les salariés de ceux qui peuvent les tenir. Pour autant, ces différents modèles connaissent aussi des dérives et l’emprise peut se recréer malgré la distance. La liberté ne se décrète pas par l’établissement d’un modèle.

Que nous apprend le décryptage des mécanismes d’emprise sur le fonctionnement de l’entreprise ?

Cette analyse met à jour la face sombre du monde du travail et son lot de relations toxiques. Elle montre à quel point nous essayons tous d’avoir prise sur nos situations de vie professionnelle. Mais comprendre le besoin de prise, tout autant que sa limite, permettra à chacun de devenir plus libre, et donc acteur et auteur de sa carrière.

Parcours

Wadih Choueiri a créé et dirigé plusieurs cabinets de conseil spécialisés dans l’accompagnement des dirigeants et la transformation des organisations. Il œuvre à faciliter l’accès des salariés et des managers à une meilleure autonomie, compréhension d»eux-mêmes et de leur environnement. Pour créer de nouvelles formes d’interaction et de coopération au travail qui donnent plus de sens aux missions accomplies, il intervient à travers l’écriture, l’enseignement, les conférences et l’accompagnement individuel et collectif.

Auteur

  • Frédéric Brillet