Le rapport intermédiaire rendu en juillet par le comité de suivi des ordonnances Travail de 2017 s’est révélé particulièrement critique. Non seulement à l’encontre des entreprises qui ne s’en sont pas réellement inspirées pour instaurer une nouvelle dynamique de dialogue social, mais aussi de l’État dont les outils statistiques ne répondent pas aux besoins d’évaluation.
M. G. : Il s’agit moins d’une question d’ouverture des bases de données que de contenu et de mise à disposition de ces données. La mission qui nous a été confiée consiste à déterminer si les ordonnances Travail de 2017 ont réussi à générer une meilleure compétitivité des entreprises grâce au dialogue social et à rendre ce dernier plus performant. Malheureusement, nous avons constaté que les informations venues de l’administration ne sont pas conçues dans une logique d’évaluation, que ce soit sur le contenu ou en termes de timing. Les résultats des enquêtes menées par la Dares ou la DGT nous parviennent avec trop de retard par rapport à nos besoins. L’État doit réinterroger les outils de la statistique publique et mettre en place de nouveaux indicateurs spécifiques s’inscrivant dans une logique d’évaluation. Dans ces conditions, nous ne sommes pas aujourd’hui en capacité de mesurer le taux de couverture des entreprises par un CSE comparativement à ce qui existait à l’époque des anciennes instances. Nous ne sommes pas non plus en situation d’apprécier ce que devient qualitativement la négociation d’entreprise avec les possibilités d’élargissement de la négociation collective offertes par les ordonnances puisqu’il n’existe pas d’indicateurs qualitatifs permettant de différencier les accords signés par les seuls délégués syndicaux de ceux négociés avec les élus ou soumis à référendum. Bref, faute d’un niveau d’information suffisant, nous ne pouvons pas à cette heure jauger de la qualité de ce nouveau dialogue social né des ordonnances. Cette absence d’indicateurs pertinents est d’autant plus criante en cette rentrée que ces ordonnances ont été rédigées dans un contexte qui n’existe plus, balayé par la crise du Covid-19. Sont-elles encore adaptées au nouveau monde qui s’ouvre après le coronavirus ? Nous avons besoin que les pouvoirs publics nous donnent les moyens de le savoir.
M. G. : Nous ne disposons pas d’indices assez précis, mais au travers de nos rencontres et de nos travaux, nous avons pu mettre en avant des éléments de réponse au premier rang desquels le fait que le regroupement des anciens CE et CHSCT au sein d’une seule instance compétente pour discuter tant de performance économique ou de stratégie que de santé et de sécurité sanitaire a été de nature à créer un climat plus favorable pour traverser une crise comme celle du Covid-19. Le problème de fond, c’est que les possibilités théoriques offertes par les ordonnances n’ont pas toujours été utilisées par les acteurs sociaux. Ces derniers ont parfois rencontré des difficultés à articuler dans une seule instance des thématiques qui relevaient auparavant de deux comités distincts.
J.-F. P. : D’une manière générale, nos travaux montrent que dans les entreprises où existait une forte culture du dialogue social, les ordonnances ont permis aux acteurs sociaux d’apporter des réponses rapides et adaptées. En revanche, là où les échanges étaient plus conflictuels, l’écart entre les parties patronales et syndicales a eu tendance à se creuser encore plus et a même pu se traduire par des blocages, voire des contentieux.
M. G. : C’est vrai. Et c’est révélateur de la manière dont le pouvoir – quel qu’il soit – conçoit ses réformes. Ici, nous avons une profonde transformation du dialogue social qui annonce vouloir donner davantage de libertés aux acteurs sociaux dans l’entreprise… mais qui, dans le même temps, l’enclave dans une masse d’obligations qui ne laisse que peu de place à l’expérimentation collective. Autre élément constaté : les ordonnances ont créé un déséquilibre manifeste entre l’intérêt des salariés et ceux de l’employeur. Les négociations sur l’installation des CSE ayant été réalisées dans un cadre fortement contraint, la réflexion sur l’innovation en matière de dialogue social a été mise de côté au profit des questions liées aux moyens dont disposerait la nouvelle instance.
J.-F. P. : L’État et l’administration ont toujours encadré le fonctionnement du dialogue social. En conséquence, cela a créé un cadre assez strict dont les acteurs sociaux ont du mal à s’extirper et qui s’est traduit par une production conséquente de jurisprudence. Cela explique la forte tendance des acteurs sociaux à formaliser leurs réunions et leurs actes pour éviter au maximum le risque juridique.
M. G. : Une chose est sûre : les ordonnances ont déstabilisé des acteurs sociaux déjà chamboulés par d’autres réformes telle la loi Rebsamen de 2015. Cette réforme ambitionnait de fluidifier les relations sociales dans l’entreprise avec moins d’instances et moins de réunions, mais à l’heure actuelle les salariés ont du mal à y trouver leur intérêt. Globalement, les ordonnances n’ont pas produit la dynamique escomptée.
J.-F. P. : La crise du Covid-19 et ses conséquences constituent un test grandeur nature pour les nouvelles instances. Compte tenu des bouleversements induits par cette situation exceptionnelle, il existe une réelle opportunité de mettre en place des évolutions organisationnelles majeures en pratiquant un dialogue social fort. Mais il existe un risque de voir, ponctuellement, la mise en œuvre de décision unilatérale compte tenu de l’environnement exceptionnel.
J.-F. P. : Faute de remontées statistiques, nous ne pouvons qu’évoquer nos observations de terrain. À ce stade, on remarque surtout que les RCC se sont développées à un rythme plutôt contenu et selon les objectifs assignés au dispositif par les ordonnances. Sur les APC, les premiers constats montrent que les entreprises tendent à les utiliser dans le cadre du dialogue social et essentiellement pour faire face aux conséquences de la crise sanitaire. Mais nous avons également vu des situations dans lesquelles existait le risque que l’accord de performance collective soit utilisé de façon opportuniste de la part de l’employeur… Les mois qui viennent seront déterminants pour juger si les APC ont bien été utilisés avec toute la méthode de partage d’informations, et la loyauté qu’exige ce dispositif, ou au contraire pour réduire le contenu du contrat social sans les contreparties nécessaires, en particulier dans le domaine de l’emploi.
M. G. : Le meilleur échelon pour évaluer la performance du dialogue social, c’est le local. C’est à cette échelle qu’on peut l’évaluer avec le regard partagé et contradicteur de l’ensemble des acteurs. Comment perçoivent-ils ce dialogue social ? Répond-il ou non à leurs problématiques ? Si l’on disposait des outils pour mesurer ce diagnostic partagé par les acteurs territoriaux, notre travail d’évaluation serait grandement amélioré.
Marcel Grignard
Secrétaire national de la fédération CFDT des mines et de la métallurgie (1992-2000), puis secrétaire général de cette fédération (2000-2005), Marcel Grignard devient membre de la commission exécutive de la CFDT à partir de 2005 et y occupera les fonctions de trésorier et de secrétaire général adjoint entre 2009 et 2014. Chargé des questions de dialogue social, il pilote notamment les négociations sur l’emploi puis celles sur la représentativité syndicale en 2008. Depuis 2014, il préside le think tank Confrontations Europe.
Jean-François Pilliard
Entre 1969 et 2008, Jean-François Pilliard a occupé la fonction de DRH au sein de plusieurs groupes industriels (Roussel-Uclaf, Snefa, Ciba France, Schneider Electric) avant de rejoindre l’UIMM en tant que délégué général puis le pôle social du Medef qu’il dirige à partir de 2010. À ce titre, il pilote plusieurs négociations interprofessionnelles entre 2010 et 2015. Enseignant pour plusieurs organismes académiques (HEC, Paris 2), il dirige la chaire « Dialogue social et compétitivité des entreprises » à l’ESCP Europe.
* Sandrine Cazes, économiste à l’OCDE et troisième membre du comité, n’a pas pu se rendre disponible pour l’entretien.