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Le grand entretien

« Il n’y a pas de modèle statutaire qui fait référence »

Le grand entretien | publié le : 31.08.2020 | Judith Chétrit

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« Il n’y a pas de modèle statutaire qui fait référence »

Crédit photo Judith Chétrit

Une mission commandée par Matignon doit ébaucher des pistes d’ici le milieu de l’automne pour une meilleure représentation et une protection sociale des travailleurs indépendants des plateformes, avant une ordonnance prévue fin 2020. Dans son dernier ouvrage, Odile Chagny livre un diagnostic et formule des propositions concrètes pour une « économie de plateformes technologiquement performantes, économiquement efficientes et socialement responsables ».

Pendant le confinement, les livreurs ont fait partie des travailleurs à risque classés symboliquement dans la seconde ligne de front. Pensez-vous que, quelques mois après l’arrêt de la Cour de cassation requalifiant un chauffeur Uber en salarié, la crise du Covid-19 a accéléré la réflexion sur l’importance de la représentation et de l’action collective ?

La crise a surtout renvoyé aux difficultés auxquelles ces travailleurs se confrontent. On a pu remarquer que ceux qui continuaient à travailler pendant le confinement étaient peut-être les travailleurs les plus fragiles et donc les plus difficiles à mobiliser dans une action collective. Peut-être que le Covid-19 a également cristallisé une envie de prise en compte plus ferme sur les enjeux de sécurité et de santé des travailleurs.

En matière de dialogue, remarquez-vous des améliorations après plusieurs années d’existence de ces plateformes en France ?

Rien qu’à l’échelle du réseau Sharers & Workers qui est en quelque sorte un facilitateur et un lieu de dialogue informel, nous observons déjà une montée en maturité des parties prenantes sur le sujet. Il a fallu du temps aux acteurs pour s’acclimater et s’acculturer. Ce n’était pas évident pour les organisations syndicales d’entendre un désir d’autonomie de la part de travailleurs indépendants, de même qu’il fallait une prise de conscience des plateformes pour qu’ils entrent dans une démarche de dialogue et y voient une opportunité. Petit à petit, des constats partagés émergent. De même que le numérique transforme la création et le partage de la valeur, il transforme les questionnements autour de l’échelle et de l’objet du dialogue. Quels sont les acteurs légitimes pour se mobiliser ? Est-ce que le consommateur a aussi vocation à être responsabilisé ? Quel est le rôle des collectivités en cas d’externalité ?

Votre ouvrage parle de « reprendre le contrôle ». Pensez-vous qu’il soit déjà perdu ? Et qui doit reprendre le contrôle ?

Les modalités économiques liées aux plateformes ont conduit à une forme d’asymétrie entre des travailleurs atomisés et un opérateur suivant une logique du winner takes it all. Cela a des conséquences sur la capacité d’un travailleur à formuler et à défendre des revendications et des négociations. Cela a aussi créé une perturbation dans l’équilibre des acteurs sur un secteur donné. Il s’agit de collectivement reprendre le contrôle : il y a quelque part une forme d’inefficience qui s’est mise en place en raison du contexte d’arrivée de ces acteurs avec une permissivité face à des dysfonctionnements en matière de réglementation, de concurrence et d’externalités négatives. Rien que sur le terrain de la mobilité, l’activité des taxis et des VTC est régulée depuis longtemps. Pour normaliser cette économie, il faut déjà prendre la mesure qu’à un moment donné, on ne peut pas laisser ces acteurs hors d’un champ avec des règles collectivement décidées par le secteur, le législateur, le juge ou les collectivités. Devenir des acteurs innovants, oui, mais avec des règles du jeu pour le bien commun.

Les organisations syndicales de salariés se positionnent-elles adroitement sur ce chantier ?

Depuis le début, il y a un fossé énorme entre l’engagement pour mieux protéger les travailleurs, les actions mises en œuvre par les syndicats, et l’écho donné dans les médias ou bien auprès des travailleurs. La CGT a, par exemple, créé des sections syndicales pour les livreurs à Bordeaux, Nantes ou Lyon et soutient également le Collectif des livreurs autonomes parisiens (Clap). FO fait partie des financeurs d’une étude sur le microtravail en France parue en 2019 et coordonnée par Antonio Casilli. Avant d’être indépendant, le Syndicat de chauffeurs privés-VTC avait été initié par l’Unsa qui avait même changé ses statuts pour pouvoir accueillir des non-salariés. En début d’année, la CFDT a lancé une association, Union-Indépendants, pour fédérer tous les travailleurs autonomes. Cet effort se voit aussi dans d’autres pays européens. En revanche, personne ne niera dans ces organisations qu’elles sont toutes confrontées à des grandes difficultés pour atteindre ces travailleurs, comme d’autres précaires, à la différence près que ceux-ci n’ont pas de lieu de travail et le turnover est de trois à six mois sur certaines plateformes. Ils sont jeunes aussi : le syndicat n’est pas vu comme désirable.

Pensez-vous que le débat soit trop centré autour d’Uber, cachant peut-être le reste des plateformes ?

Oui, c’est évident. Comme Deliveroo, c’est la grande plateforme qui empêche de voir ce que d’autres mettent en place. Il y a d’autres acteurs qui sont engagés dans des démarches intéressantes et auxquels on donne peu de visibilité. Je prends pour exemple ceux regroupés sous le label de la Care Tech comme NeedHelp ou Yoopies qui ont une logique de professionnalisation des travailleurs, discutent avec des acteurs de la branche, des chambres de métiers et d’artisanat ou bien l’U2P et la CGPME. Ils ont également noué en fin d’année un partenariat avec l’Urssaf pour que les tierces déclarations soient directement versées, afin d’éviter le travail au noir, dans une même logique que le chèque emploi services.

Pourquoi la question du tarif cristallise-t-elle une grande partie des discussions ?

Depuis l’arrivée de ces acteurs en Europe et aux États-Unis, la question du tarif minimum est la pierre angulaire de toutes les revendications dans les collectifs. Il est question de la capacité financière des travailleurs à dégager des revenus tout en parvenant à des conditions de travail décentes qui éviteraient leur mise en danger ou celle des usagers s’ils venaient à trop circuler, par exemple. C’est un équilibre complexe à trouver car les plateformes mettent en avant la forte élasticité au prix de la demande et des comportements des consommateurs, et l’impact qu’aurait un tarif minimum sur leur rentabilité.

Est-ce que des pays européens sont plus avancés dans la réflexion à ce sujet ?

Il y a eu des nuances et des réponses diverses dans tous les pays européens. Il n’y a pas de modèle statutaire qui fait référence. En Allemagne, certaines plateformes font coexister des salariés et des indépendants. Chez Foodora et Deliveroo, il y a ainsi des comités d’établissement qui se sont mis en place, poussés par le syndicat de l’alimentation et de l’hôtellerie, NGG. Dans le champ de la mobilité, Uber n’a pas pu se déployer entièrement en raison de la réglementation contraignante. Je pense que l’Allemagne a eu une réflexion antérieure à la France sur les plateformes de microtravail qui ont été mobilisées par des grandes entreprises de l’industrie pour des projets d’innovation ouverte et d’intelligence artificielle. Poussés par des syndicats comme IG Metall, des codes de bonne conduite ont été élaborés ainsi qu’une procédure de médiation et une forme de fédération regroupant les plateformes.

Parcours

Odile Chagny est économiste à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et anime le réseau Sharers & Workers, un réseau d’échanges créé en 2015 sur l’économie collaborative et les transformations du travail. Spécialiste de l’économie et du marché du travail allemands, elle a été chargée de la prospective économique à l’OFCE et à France Stratégie avant de collaborer au groupe Alpha. Elle vient de publier, avec Florian Forestier, Franck Bonot et Mathias Dufour, Désubériser, reprendre le contrôle, aux éditions du Faubourg.

Auteur

  • Judith Chétrit