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Le grand entretien

« L’austérité salariale favorise les partis populistes »

Le grand entretien | publié le : 20.07.2020 | Frédéric Brillet

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« L’austérité salariale favorise les partis populistes »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans son essai intitulé 40 ans d’austérité salariale, paru aux éditions Odile Jacob, Patrick Artus fait le procès de ces politiques découlant de la volonté d’accroître toujours plus les revenus du capital qui favorisent la poussée des partis populistes et menacent la démocratie. Mais la sortie de ces politiques qui contribuent indirectement à alourdir les dettes publiques s’annonce délicate et ne pourra être que progressive.

Comment a-t-on abouti à 40 ans d’austérité salariale comme l’affirme le titre de votre ouvrage ?

Depuis la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme a beaucoup évolué : il est passé d’une version « social-démocrate » qui a prévalu jusqu’à la fin des années 1970 à un modèle « libéral anglo-saxon » à partir des années 1980 impliquant une maximisation de la valeur pour l’actionnaire. Pour distribuer plus de dividendes, il a fallu imposer l’austérité salariale. Ainsi, de 1990 à 2019, dans l’ensemble des pays de l’OCDE, le salaire réel – le salaire nominal par salarié corrigé de la hausse des prix, c’est-à-dire le pouvoir d’achat du salaire par tête – a progressé de 23 % tandis que la productivité du travail par tête a, elle, progressé de 49 %. Autrement dit, les salariés des pays de l’OCDE ont reçu moins que la moitié des gains de productivité du travail, alors qu’en principe ils auraient dû en recevoir la totalité.

Qu’en est-il pour la France ?

Bien que le marché du travail y demeure dominé par la philosophie néolibérale, comme on l’a vu récemment avec la réforme de l’assurance-chômage, les salaires réels y augmentent à peu près au même rythme que la productivité. Mais une fois payées leurs dépenses contraintes (énergie, transports, logement…), nombre de salariés français perçoivent un recul de leur revenu. Ce poids des dépenses contraintes se trouve encore alourdi par le prix de l’immobilier. Or c’est justement l’austérité salariale qui a permis d’abaisser l’inflation et les taux d’intérêt. Revers de la médaille, ces taux bas font gonfler la bulle immobilière qui érode le pouvoir d’achat des ménages. C’est un cercle vicieux.

D’autres facteurs ont-ils favorisé l’austérité salariale ?

La concentration d’entreprises occupant des positions dominantes sur le marché du travail a réduit les possibilités des salariés d’augmenter leurs revenus en changeant d’employeur. Le nombre d’emplois peu protégés et peu qualifiés dans de petites entreprises de services a augmenté quand les emplois intermédiaires mieux lotis (industrie, services répétitifs) disparaissaient du fait de la concurrence des pays émergents à bas coût de main-d’œuvre. Le déclin des syndicats dans les pays de l’OCDE (le taux de syndicalisation y est passé de 25 % en 1990 à 17 % aujourd’hui) a enfin réduit les possibilités de peser sur la feuille de paie. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, on est passé d’un extrême à l’autre : le système de closed shops (monopole syndical à l’embauche) a fait place à un système qui bride fortement les droits syndicaux. Résultat, dans ces deux pays, les salaires augmentent peu, même en période de plein emploi.

L’austérité salariale dans les pays de l’OCDE a façonné un équilibre économique très particulier, écrivez-vous…

Cet équilibre se traduit par une faible inflation salariale, une politique monétaire expansionniste, des taux d’intérêt bas et une politique budgétaire expansionniste, visant à compenser en partie la faiblesse des salaires. Il y a bien une cohérence interne au modèle d’austérité salariale : il affaiblit les salaires, mais permet une politique budgétaire expansionniste, ce qui compense l’effet sur la demande de la faiblesse des revenus salariaux. Longtemps, en France comme aux États-Unis, on a poussé les ménages à s’endetter pour compenser la faiblesse du pouvoir d’achat. Mais après la crise des subprimes, il a fallu recourir à l’endettement public pour amortir le choc. Un autre équilibre, avec des salaires suivant la productivité, une inflation et des taux d’intérêt plus élevés et une politique budgétaire moins expansionniste, serait pourtant préférable pour l’ensemble des pays de l’OCDE.

Quelles sont les conséquences politiques de cette austérité ?

Aux États– Unis, en France, en Italie, en Allemagne, en Espagne, des partis ou leaders populistes progressent en promettant aux laissés pour compte comme aux classes moyennes la fin de l’austérité salariale qui accroît les inégalités et la pauvreté. Des partis de gauche, du centre, voire de centre-droit, s’engagent à changer les règles du marché du travail en faveur des salariés et des bas salaires. Avec des pressions de tous bords, les politiques d’austérité ne pourront perdurer indéfiniment.

Quand et comment pourra-t-on en sortir ?

En France, des revendications s’expriment pour la revalorisation des salaires des personnels enseignants et hospitaliers et trouvent des soutiens dans l’opinion. Mais, dans le privé, les employeurs sont tentés de bloquer les salaires en période de récession. À court terme, la situation n’est pas favorable à la fin de l’austérité mais la situation peut changer. Les populistes ne sont guère crédibles car ils ne défendent pas vraiment les intérêts des classes populaires et moyennes. On peut donc tabler sur le retour au pouvoir des partisans de politiques sociales-démocrates qui changeront le fonctionnement du marché du travail. Le problème tient à ce que, si un seul pays change de cap, il dégrade violemment sa compétitivité-coût par rapport aux autres. Et si la Banque centrale réagit à la hausse des prix par celle des taux d’intérêt réels, elle risque de déclencher une crise violente de dettes publiques compte tenu de leur niveau : les investisseurs refuseraient de porter cette dette publique de pays non solvables et réclameraient des taux exorbitants.

Que faire pour échapper à une nouvelle crise de la dette publique ?

Les pays concernés doivent manœuvrer prudemment avec une sortie progressive de l’austérité salariale, mettre en place des incitations fiscales poussant les entreprises à distribuer les gains de productivité à leurs employés. Il s’agit d’éviter une hausse brutale des salaires, de l’inflation et in fine des taux d’intérêt. Ainsi pourra se réaliser la transition vers ce nouvel équilibre. On se préoccupera alors à nouveau du partage des revenus, en mettant en place des politiques favorables à la distribution des gains de productivité aux salariés : partage des profits entre salaires et actionnaires, fiscalité pénalisant les profits excessifs non investis.

Les dirigeants des grandes entreprises souhaitent-ils eux aussi en finir avec l’austérité salariale ?

Beaucoup à titre personnel partagent ces préconisations mais ils se heurtent à leurs actionnaires non-résidents qui pèsent pour 45 % de la capitalisation boursière française. Or ces actionnaires défendent un modèle anglo-saxon qui exige une rentabilité très élevée à court terme, ce qui implique le maintien de l’austérité salariale.

Parcours

Professeur associé à l’École d’économie de Paris, chef économiste de Natixis, membre du conseil d’administration de Total, Patrick Artus, 68 ans, est un spécialiste de l’économie internationale et de la politique monétaire. Il a dans le passé enseigné à l’ École polytechnique, a été membre du Conseil d’analyse économique, de la Commission économique de la Nation et administrateur de l’Insee et il a occupé les fonctions d’économiste à la Banque de France et à l’OCDE. Il est diplômé de l’école Polytechnique, de l’École nationale de la statistique et de l’administration et de l’Institut d’études politiques de Paris.

Auteur

  • Frédéric Brillet