Comment les nouveaux CSE (comités sociaux et économiques) ont-ils géré les problématiques de santé, sécurité et conditions de travail devenues centrales avec la crise du Covid-19 ? À peine installés, ils ont vécu un véritable baptême du feu, dont les experts et syndicats commencent à tirer les leçons.
En confiant aux CSE les missions autrefois dévolues aux CHSCT en matière de santé, sécurité et conditions de travail, le gouvernement ne pouvait pas évidemment prévoir que ce sujet viendrait au premier plan, après la date limite de leur installation au 1er janvier 2020. Alors qu’une évaluation globale est aujourd’hui impossible, au cœur de la crise, les acteurs ont pu cependant mesurer les effets de ce bouleversement du rôle des représentants du personnel. Les entreprises étaient-elles prêtes ? « Une très grande majorité d’entre elles venait de mettre en place leur CSE, souligne Marion Gilles, chargée d’études, capitalisation et prospectives à l’Anact. Elles n’étaient même pas encore en phase d’apprentissage des nouvelles modalités. De plus, on estime que seulement 12 % de celles de 50 à 300 salariés qui avaient auparavant des CHSCT ont créé une CSSCT (commission santé, sécurité et conditions de travail) en 2019. »
À cette « jeunesse » du dispositif vient souvent s’ajouter celle des acteurs du CSE, dont certains avaient quitté le navire bien avant la crise. « Nous avons constaté que nombre d’élus étaient débutants. C’est le cas aussi bien des représentants des salariés que de ceux de la direction, poursuit Marion Gilles. Les deux se sont retrouvés au même niveau, dans une nécessité d’apprendre. » Dans le cadre, de plus, d’une autre initiation, celle des réunions à distance, avec des salariés qui, confinés et/ou en télétravail, étaient souvent difficilement atteignables.
Ce contexte qui nécessite de réagir et de s’adapter dans l’urgence, à distance, où les directives du ministère du Travail tombent au quotidien, est peu compatible avec un dialogue social qui préfère souvent le temps long. De plus, les délais de consultation sur les « décisions Covid-19 » sont passés d’un mois à huit jours en l’absence d’intervention d’un expert et de deux mois à douze jours en cas d’expertise. Mais au-delà de cette nouvelle contrainte de temps, c’est le manque de représentants au plus près du terrain qui est apparu avec force. Un rôle « de vigie » qui appartenait aux CHSCT. « Il s’agissait des chambres d’enregistrement et d’un passage obligatoire quand les salariés souhaitaient parler de leurs conditions de travail, souligne Guillaume Griveau, secrétaire général du syndicat CGT FAPT (secteur des activités postales et de télécommunications) de l’Hérault. Les CSSCT n’ont pas de prérogatives, juste un rôle de consultation, donc pas vraiment de pouvoir. »
Pour tenter de combler ce manque de retours de terrain en temps de crise, cette fédération a organisé chez Orange, avec les autres syndicats, une consultation de 1 000 salariés sur leurs conditions de travail. « Nous n’avons pas de réponse de la direction, qui n’a pas évoqué cette initiative dans les ordres du jour du CSE », regrette Guillaume Griveau.
Même écho du côté de la CFE-CGC, qui déplore également ce manque de prise avec le terrain. « Le fait d’avoir supprimé les CHSCT est une catastrophe, affirme Gilles Lecuelle, secrétaire national en charge du dialogue social à la CFE-CGC. Ces instances avaient l’habitude de travailler dans toutes les unités, avec des visites dans les ateliers, l’intervention du médecin du travail, on se prive d’une expertise de terrain. » Pour Annabelle Chassigneux, intervenante en santé au travail au sein de l’association des experts agréés et intervenants auprès des CHSCT (ADEAIC) : « Cette crise est un exemple paroxystique de ce que l’on craignait avec la disparition des CHSCT. La prévention des risques nécessite de voir, de “toucher” le terrain, les espaces et les situations de travail. Les retours que l’on a, dans nombre de secteurs d’activité, sont un passage en force des directions d’entreprise, dû à l’éloignement et au manque d’IRP. »
Pour François Cochet, directeur des activités « santé au travail » de Secafi (groupe Alpha), cette « centralisation du dialogue social » au sein du CSE était « la pire chose à faire ». « Nous constatons que la mise en place des gestes barrières par exemple, quand elle est négociée avec des délégués de proximité peut fonctionner, mais là où les entreprises ont souhaité se débarrasser de cet échelon, cela a posé de graves problèmes. » Ne serait-ce que parce que « les autres questions de santé et sécurité n’ont pas disparu, et que le respect des consignes de sécurité dans le cadre de cette crise peut entraîner d’autres risques ». Cette déconnexion du terrain peut provoquer « une amplification des problèmes de santé au travail, selon Gregor Bouville, maître de conférences HDR en sciences de gestion à Paris Dauphine*. Une partie du rôle des délégués du personnel était consacrée à analyser le travail réel, les ordonnances ont certes prévu la création d’un délégué de proximité, mais il n’a pas de rôle coercitif au sens de la loi ».
« Tous les CHSCT ne fonctionnaient pas bien, constate Marion Gilles, certains étaient ancrés au plus près du travail, mais d’autres se focalisaient surtout sur des aspects purement techniques, réglementaires et prescriptifs. Tout l’enjeu du CSE, avec ou sans CSSCT, est de maintenir une proximité pour construire des mesures de prévention adaptées à la réalité du travail et du terrain, et de devoir articuler une appréhension des sujets techniques de santé-sécurité avec une approche globale de la stratégie de l’entreprise. » De plus, cette diversité des pratiques est permise par la loi. « Rappelons que les accords d’entreprise permettent d’adapter les ordonnances au contexte de l’entreprise, modère François Cochet. Dans certaines d’entre elles, il y avait dix CHSCT, et maintenant une seule CSSCT, ce qui est insuffisant. Il faut maintenant, à la lumière de cette crise, réouvrir les discussions. On peut envisager plus de CSSCT, leur donner davantage de pouvoir et de moyens, placer plus de délégués de proximité pour couvrir toutes les situations de travail de l’entreprise… » Certaines d’entre elles ont même continué à fonctionner selon les mêmes principes qu’auparavant, et permettent à des membres des CSSCT, donc non élus, de siéger en CSE, ce qui en théorie est interdit.
De plus, pour certains acteurs, cette crise sanitaire a eu des effets positifs, en plaçant les questions de santé et sécurité sur le devant de la scène. « Le Covid-19 nous a offert un éclairage passionnant, estime le docteur Soline Bellier, directrice adjointe santé au travail à l’ACMS, service interentreprises de santé au travail d’Île-de-France. Nous avons commencé à être plus sollicités à partir de la mi-avril, tout le monde avait le nez dans le guidon pour gérer cette crise sanitaire et nous entrons maintenant dans une crise économique. Elle a permis de relier avec force les thématiques de santé et sécurité au travail aux questions économiques. » À peine installés, les CSE ont été contraints de se plonger brutalement dans les enjeux de santé. « Les médecins du travail sollicités par le CSE étaient jusqu’alors presque gênés de se confronter aux questions financières. Avec cette crise, nous avons pu apporter aux CSE une vision médicale qui leur manquait, mais nous avons également entendu les arguments plus financiers. Quand l’économie ne laisse pas place à la santé, c’est très dangereux, mais l’inverse est vrai aussi. » Cette prise de conscience sera-t-elle durable ? « Dans beaucoup d’entreprises, les secrétaires de CSE n’étaient pas les hommes et femmes de la situation, résume François Cochet. Mais ils ont dû apprendre à nager. Au moins, la plupart d’entre eux vont être sensibilisés. Demain, les questions vont être nombreuses, car cette crise a posé beaucoup de sujets sur la table concernant la santé, par exemple sur la question du télétravail… »
* Co-auteur de l’ouvrage : « Le rôle du CHSCT dans la mise en œuvre de politiques de prévention des risques professionnels », éditions L’Harmattan.