logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Le grand entretien

« Il faut repenser sérieusement les systèmes d’évaluation »

Le grand entretien | publié le : 15.06.2020 | Frédéric Brillet

Image

« Il faut repenser sérieusement les systèmes d’évaluation »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans son essai Vous allez redécouvrir le management, publié chez Flammarion, Olivier Sibony exhorte les dirigeants et les cadres à moins se fier à leur bon sens, intuition ou expérience et davantage aux acquis de la science managériale. De nombreuses études et recherches critiquent en effet des pratiques inefficaces et des croyances infondées encore solidement ancrées chez les décideurs.

Quelles pratiques managériales vont, selon vous, bénéficier ou pâtir de la crise du Covid-19 ?

Je crois que nous apprenons tous en ce moment à vivre avec un niveau d’incertitude beaucoup plus élevé que par le passé. Les outils de management et même les styles de leadership vont devoir s’adapter à cette réalité. Le leader visionnaire et omniscient, ça ne marche plus très bien quand la réalité vient démentir la vision toutes les semaines. Je pense que la période est propice à l’émergence de leaders humbles, qui admettent qu’ils ne savent pas de quoi demain sera fait.

Votre dernier livre relève que les congrès, colloques et séminaires traitant de management invitent plus facilement à la tribune des astronautes, sportifs ou paléontologues que des spécialistes de la question…

Il y a bien sûr une dimension de divertissement : quand on réunit ses cadres, on a aussi envie de leur offrir une bouffée d’oxygène, de les sortir de leur quotidien. Mais plus profondément, je crois que cette habitude traduit aussi deux croyances assez répandues : d’une part, le management serait essentiellement une pratique, qui s’apprend sur le tas plutôt qu’en écoutant des gens qui l’étudient de manière scientifique. D’autre part, les managers pourraient apprendre par analogie avec des champions dans d’autres domaines. Pourtant, dans les congrès de cardiologues, on parle des derniers développements en cardiologie, pas de course à la voile : l’état d’esprit de tout scientifique, c’est qu’il a toujours de nouvelles choses à apprendre dans son propre métier. C’est cet état d’esprit que plus de dirigeants, à mon sens, devraient adopter.

De quoi se privent les managers qui ignorent les avancées scientifiques de la discipline qu’ils pratiquent sur le terrain ?

Ils se privent de solutions à leurs problèmes ! Quand ils font face à une situation nouvelle, leur réflexe est souvent soit de copier une autre entreprise, soit de se tourner vers des consultants… Mais bien souvent, des solutions éprouvées à leur problème se trouvent déjà dans la littérature managériale. Il n’y a pas besoin de réinventer la roue à chaque fois. Chercheurs et managers ont une responsabilité partagée dans ce fossé qui s’est creusé entre la recherche et la pratique.

Vous évoquez des études qui montrent que le bon sens et l’intuition conduisent souvent les managers à l’erreur. Notamment dans le recrutement où le tri informatique seul fait dans certains cas mieux que le manager. Cela doit-il inciter à miser davantage sur l’intelligence artificielle pour recruter ?

Il faut se garder des généralisations : quelques études qui étudient l’apport de l’IA au recrutement ne veulent pas dire qu’il faille robotiser la sélection des collaborateurs ! Cela dit, une idée se dégage avec constance de tous les travaux sur le recrutement, c’est que nous surestimons considérablement la capacité d’un recruteur à déterminer qui seront les bons et les moins bons dans leur poste une fois recrutés. Il y a un décalage total entre la force de notre intuition et la réalité de sa capacité prédictive. En particulier, l’entretien de recrutement traditionnel n’a qu’une très faible valeur d’information. C’est un exemple frappant, parce que pratiquement tous les managers croient dur comme fer qu’ils sont capables, en 45 minutes d’entretien, de découvrir des choses essentielles sur la personne qui est en face d’eux et d’en tirer des conclusions pertinentes, alors que plus d’un siècle d’études montrent le contraire ! Les entreprises qui tiennent compte de ces études sont peu nombreuses mais ce sont souvent les meilleures…

Les recherches évoquées dans votre livre remettent aussi en cause la pertinence des systèmes d’évaluation et de récompense de la performance…

Beaucoup d’entreprises partagent implicitement l’idée que leurs collaborateurs oscillent entre peur et cupidité. Il suffirait donc de miser sur la peur des salariés d’être sanctionnés voire licenciés s’ils ne tiennent pas leurs objectifs et leur envie de gagner davantage s’ils les dépassent pour générer toujours plus de performance individuelle. La version extrême de cette idée renvoie au forced ranking, condamné en France par les tribunaux, mais encore assez répandu. Ce système oblige chaque année les managers à désigner dans leur équipe les X % les moins performants pour les pousser à partir et à concentrer les récompenses sur les Y % les meilleurs, quand bien même l’écart entre ces extrêmes et/ou la moyenne est faible. Je ne dis pas qu’il faut supprimer tout système d’évaluation mais il faut les repenser sérieusement. C’est d’ailleurs un chantier auquel beaucoup d’entreprises s’attellent. En règle générale, les systèmes d’évaluation à base d’entretiens annuels sont bureaucratiques et lourds, coûtent cher à faire fonctionner, stressent et démotivent tout le monde. Ils produisent des notes très peu fiables, qui dépendent bien plus de la personne qui note que de celle qui est notée. Par ailleurs, de nombreuses études suggèrent que les systèmes d’évaluation ont tendance à perpétuer des biais existants. Quand les étudiants américains, pourtant très sensibilisés aux biais de genre, évaluent la performance de leurs professeurs, ils donnent de meilleures notes aux hommes qu’aux femmes ! La question de fond est : à quoi servent ces systèmes ? Si l’on attend d’eux qu’ils aident les collaborateurs à améliorer leur performance, il est clair qu’ils ne remplissent pas bien cette fonction.

Selon vous, le CV anonyme, contre toute attente, pénalise parfois les candidats issus des minorités visibles ?

Certaines études suggèrent que les recruteurs dans des entreprises déjà fortement engagées dans des politiques de diversité ont tendance à se montrer plus indulgents sur des CV comportant des faiblesses quand ils savent que leurs titulaires sont issus de minorités visibles. Il faut donc se méfier des outils présentés comme magiques ! Ce que l’on sait, c’est qu’une méthode de sélection aussi objective que possible produira nécessairement moins de biais. L’exemple emblématique, c’est celui des orchestres américains qui recrutaient beaucoup plus d’hommes que de femmes, jusqu’à ce qu’ils généralisent la pratique des auditions où le candidat qui joue de son instrument se tient derrière un rideau. Surprise : le meilleur candidat est alors bien plus souvent une candidate ! Il y a beaucoup d’évaluations qu’on peut faire « derrière un rideau » si on s’en donne la peine. L’enjeu est non seulement d’avoir plus de diversité – ce qui peut être un but en soi pour des raisons de représentativité ou de responsabilité sociale – mais aussi d’en profiter pour avoir des collaborateurs de meilleur niveau.

Parcours

Olivier Sibony est professeur affilié de stratégie à HEC Paris et Associate Fellow de la Saïd Business School d’Oxford. Auparavant, il était Senior Partner de McKinsey &Company, où il a exercé 25 ans. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques sur la prise de décision stratégique et les biais cognitifs, et de plusieurs ouvrages, dont Vous allez commettre une terrible erreur ! (Champs Flammarion, 2019, Grand Prix Manpower du livre de management) et Cracked It ! How to solve problems and sell solutions like top strategy consultants (Palgrave Macmillan, 2018). Il est diplômé de HEC Paris et docteur en sciences de gestion de l’université PSL-Dauphine.

Auteur

  • Frédéric Brillet