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Les horaires décalés, une solution au casse-tête du déconfinement ?

Le point sur | publié le : 08.06.2020 | Adeline Farge

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Organisation du travail : Les horaires décalés, une solution au casse-tête du déconfinement ?

Crédit photo Adeline Farge

Face à des réseaux de transports en commun saturés, les entreprises ont été invitées à favoriser le télétravail mais aussi à décaler les horaires de leurs salariés. Si les intérêts pour les opérateurs de transport sont colossaux, la mise en place en entreprise est périlleuse.

Le chemin du bureau aux heures de pointe est, d’ordinaire, une galère pour les cinq millions de Franciliens qui empruntent les réseaux de transports en commun chaque jour. Alors que certaines lignes, régulièrement saturées, peuvent accueillir jusqu’à quatre personnes par mètre carré, respecter la règle de distanciation physique, destinée à éviter une deuxième vague de contamination au coronavirus, tout en maintenant un service indispensable à la reprise de l’activité économique, est un véritable défi. « Avec la neutralisation d’une place sur deux et le respect de 1 mètre de distance entre chaque passager, nous ne pouvons accueillir qu’entre 10 % et 15 % de nos 3,4 millions de voyageurs habituels. D’autre part, le retour au travail de nos agents est très progressif. En conséquence, nous rencontrons des difficultés à faire circuler la totalité de nos trains. Nous espérons revenir à un taux de 100 % d’ici la mi-juin », indique Frédéric Badina, responsable des relations extérieures chez Transilien SNCF, qui précise que près des trois quarts (71 %) du trafic quotidien s’effectue aux heures de pointe. Pour limiter les pics d’affluence en période de déconfinement et protéger la santé des salariés, la Région Ile-de-France, l’État, les employeurs, les syndicats et les opérateurs de transport ont signé le 6 mai une charte qui encourage les entreprises à poursuivre le télétravail. Autre préconisation, décaler les horaires d’arrivée et de sortie des employés n’ayant d’autre choix que de reprendre le boulot. « Nous négocions avec les entreprises pour que l’arrivée soit étalée, par tranches horaires, entre 6 h 30 et 10 h 30 ; et les départs entre 15 h 30 et 19 h 30. Comme dans un musée avec réservation, on entrera à l’heure dite », a prévenu Valérie Pécresse, présidente de la Région Ile-de-France, dans le Journal du Dimanche du 3 mai. « Le lissage des heures de pointe est un enjeu majeur. Il permet d’équilibrer la charge des voyageurs entre les différentes rames au cours de la journée. Beaucoup de salariés commencent à la même heure et se déplacent tous au même moment. Cette concentration importante de passagers occasionne des retards, un mauvais confort à bord, des difficultés de circulation et des incidents d’exploitation », souligne Frédéric Badina.

Une mesure déterrée

Si la charte de l’Ile-de-France met au goût du jour l’idée de lisser les heures de pointe, les collectivités locales et les opérateurs de transport public n’ont pas attendu la crise sanitaire pour plancher sur le sujet. La métropole de Rennes et Keolis ont réussi dès 2012 à désencombrer la ligne du métro en persuadant l’université Rennes 2 de repousser de 8 h 15 à 8 h 30 le début des premiers cours pour 8 000 étudiants. « L’hyperpointe était tellement marquée que les étudiants devaient laisser passer plusieurs métros avant de monter et n’avaient pas le temps d’évacuer avant l’arrivée de la rame suivante. Il a suffi d’une baisse de 17 % des usagers se déplaçant en heure de pointe pour améliorer le confort et réduire les temps d’attente. Sans ce décalage de quinze minutes, nous aurions dû investir dans l’achat de rames supplémentaires, redimensionner les couloirs du métro et agrandir la station pour des moments qui restent courts dans la journée », raconte Eric Chareyron, directeur de la prospective, modes de vie et mobilité dans les territoires du groupe Keolis.

Entre le diagnostic des causes de l’hyperpointe, l’étude des différentes pistes pour désaturer le réseau, les emplois du temps des étudiants à remanier et les négociations avec les syndicats pour modifier les horaires du personnel, ces résultats satisfaisants sont le fruit d’un travail de longue haleine. « Après un temps d’échange sur nos contraintes techniques et les conséquences de l’heure de pointe sur son attractivité et la qualité de son accueil, l’université a accepté de jouer le jeu. Jusqu’à présent, elle n’avait jamais pris en compte les éléments extérieurs à la vie de l’établissement pour gérer les emplois du temps. Mais décaler le début des cours pour la moitié des étudiants, c’est du travail de dentelle », se rappelle Catherine Dameron, responsable du bureau des temps de Rennes.

Si, à la faveur du déconfinement, les entreprises sont plus enclines à échelonner sur des plages horaires étendues les prises de poste pour assurer la sécurité de leurs salariés, pendant longtemps, elles ont freiné des quatre fers et feint d’ignorer l’impact des temps de travail sur l’engorgement des transports en commun, renvoyant la balle dans le camp des opérateurs. Loin d’être leur priorité, les initiatives menées dans le privé se sont révélées peu concluantes. « Alors que dans une université, avec un seul interlocuteur, on peut toucher les trajets quotidiens de 18 000 étudiants, dans un bassin d’emploi, il faut convaincre plusieurs responsables, ayant des activités, une culture et des objectifs différents, pour espérer avoir des effets sur le flux de passagers. Les entreprises doivent aussi se coordonner entre elles pour ne pas reporter les arrivées et les sorties sur les mêmes créneaux, ce qui déplacerait le goulot d’étranglement », explique Catherine Dameron. À l’issue d’un challenge mobilité organisé à la Plaine-Commune par la SNCF en 2015, avec 600 salariés, le bilan était plutôt mitigé puisque la fréquentation avait baissé de 7 % lors du pic du matin.

Une démarche complexe

« Les démarches menées avec les entreprises se heurtent à la culture du présentéisme et au poids des normes sociales. Les arrivées tardives sont sanctionnées et les départs précoces sont perçus comme un désengagement. Même si le travail est terminé, il faut souvent rester jusqu’à 18 h pour être bien vu par la direction. Décaler ses horaires, c’est prendre le risque de se mettre à l’écart du collectif et donc s’exposer », constate Jean-Yves Boulin, sociologue spécialiste des temps de travail et chercheur à Paris Dauphine.

Malgré les forfaits-jours, les accords sur le télétravail, les horaires plus flexibles, les réunions organisées en milieu de journée, les salariés se saisissent peu de la liberté qui leur est accordée et continuent tous d’arriver au bureau vers 9 h. Pointer à l’aube quand vous devez déposer votre enfant à la crèche ou rentrer chez soi après 20 h quand vous habitez loin et que vous devez emprunter un train peu fréquent, puis une ligne de bus qui interrompt son service à l’heure des poules, mission impossible.

Les managers, qui décident de fragmenter les arrivées et les départs dans leur équipe, devront définir la nouvelle organisation en concertation avec leurs collaborateurs et tenir compte des temps de trajet et des obligations personnelles de chacun avant d’attribuer, avec anticipation, les horaires aux volontaires. « Pour certains salariés, le lissage des horaires sera l’opportunité d’avoir une meilleure qualité de vie au travail, d’être moins stressés en se déplaçant dans des trains moins bondés et de mieux équilibrer leur vie personnelle et professionnelle. Pour d’autres, cela sera plus problématique. Ce temps de coconstruction est fondamental pour trouver des solutions qui conviennent à tous et lever les freins potentiels. La démarche sera une réussite si les salariés y adhèrent et qu’elle n’est pas imposée de manière autoritaire », prévient Haude Courtier, consultante spécialisée dans le transport chez Wavestone.

Définir les besoins des services par tranche horaire, analyser les impacts sur les prestataires, assurer l’ouverture du site plus tôt, élargir les horaires de la cantine… Le lissage des horaires ne s’improvise pas. « Le Code du travail impose à l’employeur d’informer et de consulter le CSE avant toute modification de l’organisation du travail. Sur le plan juridique, si les horaires de travail ont été contractualisés comme un élément essentiel, le lissage des horaires peut entraîner une modification du contrat de travail nécessitant l’accord du salarié. Dans le cas où ces derniers sont fixés par un accord collectif, l’employeur devra négocier la révision du texte initial ou, à défaut, dénoncer cet accord en suivant les procédures en vigueur », prévient Emmanuel Nevière, avocat en droit social. Si sa complexité peut en dissuader plus d’un, le lissage des horaires de pointe est un atout pour préserver l’environnement en convainquant les automobilistes de privilégier les voyages dans des trains rendus plus confortables.

Auteur

  • Adeline Farge