Alexandre des Isnards a toujours écrit des histoires sur le monde du travail, la vie de bureau et le jargon d’entreprise. En 2008, il coécrit avec Thomas Zuber un ouvrage, L’open space m’a tuer, vendu à 150 000 exemplaires. Ethnologue du travail, il a cofondé Winner Inc., une agence qui aide les entreprises à écrire leur propre histoire.
Je ne sais pas s’il sera définitivement abandonné mais, ce qui est sûr, c’est qu’à l’aune de la crise sanitaire que nous traversons, il prend un sacré coup. Le côté « open » n’est pas près de renaître. C’est même amusant d’observer comment les space planners vont organiser leur rhétorique pour vendre de nouveau un tel espace. Les bienfaits de l’open space reposaient sur la circulation des idées. Il y a eu tant d’années d’évangélisation… Aujourd’hui, c’est la circulation du virus que l’on craint. On cherche à stopper les échanges car ils sont sources et risques de contacts. Le rapport entre les gens va changer. Les espaces conviviaux ne vont plus être possibles au sein de l’entreprise. C’est un cataclysme.
Avant de coécrire L’open space m’a tuer, j’étais chef de projet en agence web. Autrement dit, je coordonnais des graphistes, des développeurs… Je travaillais effectivement dans un open space, alors symbole de la modernité. Il était l’emblème d’une organisation où le personnel renonçait à des attributs. Les managers n’avaient pas de bureau. Ceux qui en avaient devaient garder leur porte ouverte. On décloisonnait les bureaux et les idées. On travaillait en mode projet, avec une hiérarchie qui se voulait horizontale. Les managers étaient des grands frères ou des leaders. On critique l’open space mais un espace n’est pas responsable des problématiques de l’entreprise. C’est l’organisation et le management qui le sont.
Avec Thomas Zuber, nous observions des scènes de vie, sans esprit de revanche. À travers des scènes de vie, chaque lecteur pouvait se retrouver dans nos descriptions ou se faire sa propre idée. On nous a vendu l’open space comme vecteur d’efficacité et de meilleures communications entre les collaborateurs. Or, cela n’a jamais été prouvé. Les salariés mettaient un casque sur la tête pour pouvoir se concentrer car le lieu était bruyant. Pour parler entre eux, ils passaient par des outils de type Messenger… Bref, le contraire de ce qui était prévu avec un espace ouvert.
Les employés redoutent le retour du « cubicle », ce petit bureau individuel avec de hautes parois opaques, accolé à d’autres. Les aménageurs savent que cette disposition n’est pas populaire mais ils vont trouver une autre manière de la théâtraliser. Les cloisons pourront par exemple être transparentes, en Plexiglas… mais cela restera des cloisons.
Fini les grandes tablées à la cantine, l’esprit d’équipe devra passer par autre chose. Exit également la bise ou se serrer la main. Le bonjour sera peut-être distancié. Tous ces gestes, culturels, vont changer. Les small talks, ces conversations devant la machine à café, risquent de disparaître. Ce sont de petites choses mais révélatrices de grands bouleversements. De toute façon, la convivialité va en pâtir. En outre, il va devenir difficile de négocier. Avec le port du masque, nous aurons tous des « poker faces ». Il va quasiment être impossible de savoir si la personne en face est contente ou insatisfaite de l’accord que vous lui proposez.
Le confinement a révélé le besoin d’intimité des salariés. En open space, n’importe qui voit ce que vous faites ou ce qu’il y a sur votre écran. La tentation est grande de donner une tape sur l’épaule d’un collègue et de dire « Alors, t’en es où ? ». Le travail en profondeur, le deep work cher aux Anglais, est mis à mal. Comment se concentrer dans ce dernier cas ? Poussons la réflexion plus loin : lorsqu’on est distrait d’une tâche, s’y replonger demande un certain temps ;
combien coûte cette perte de concentration à l’entreprise ? Le fait de ne pas être interrompu en télétravail peut faire gagner du temps.