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Le grand entretien

« En France, il y a eu des débats stériles et des polémiques sur la sécurité et la santé au travail »

Le grand entretien | publié le : 11.05.2020 | Irène Lopez

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« En France, il y a eu des débats stériles et des polémiques sur la sécurité et la santé au travail »

Crédit photo Irène Lopez

Alors que les entreprises européennes, qui étaient à l’arrêt jusqu’à présent, reprennent peu à peu leur activité, certains pays semblent avoir pris de l’avance, à l’instar de l’Allemagne. Est-ce le fruit d’un dialogue social plus mature ? De mesures en matière de sécurité et de santé plus drastiques ? Patrick Martin-Genier compare la situation de plusieurs pays.

Comment expliquer que le travail ait déjà repris dans certains pays européens et pas en France ?

L’Allemagne, État décentralisé, donne beaucoup de prérogatives aux Länder en termes de santé et de sécurité au travail, comme l’Autriche où l’on a repris plus rapidement le travail. En Allemagne, en Suède, en Autriche où le dialogue social est une réalité, la concertation semble avoir eu lieu plus tôt et en amont. En France, nous avons eu des débats stériles et des polémiques jusqu’à récemment. Le ministre de l’Économie a évoqué le « patriotisme » économique afin que les entreprises et les salariés travaillent et ce jusqu’au 20 mars ! L’État a ainsi quasiment exigé le maintien de l’activité des entreprises du BTP alors qu’elles ne disposaient ni des informations suffisantes, ni des moyens pour faire face correctement aux effets de la pandémie sur la sécurité des travailleurs. Dans les autres pays européens, une telle polémique n’a pas eu lieu. En outre, avec la politique de dépistage massif en Allemagne, les effets de la pandémie ont été moindres et l’arrêt de l’activité économique a été plus court. Puis les secteurs de la distribution alimentaire ont repris en Autriche et en Allemagne avec des mesures strictes et la distribution de masques à leurs salariés mais aussi aux clients à l’entrée des magasins. Mais ce qui joue aussi, c’est l’état d’esprit des peuples, leur culture. En Suède, la tradition d’un État providence très présent a permis l’instauration d’un vrai dialogue, comme en Allemagne. En France, face aux difficultés et parce que le patronat et les salariés ont souvent des rapports conflictuels, nous avons pris du retard.

Y a-t-il des différences dans les mesures législatives qui été adoptées ?

Les lois sont peu ou prou les mêmes partout en Europe. En Allemagne, la loi oblige l’employeur à évaluer les risques pour la sécurité et la santé de ses employés au travail – ce qu’on appelle l’évaluation des risques – et à en tirer des mesures. Il existe, par exemple, un plan national de lutte contre la pandémie publié par le Robert-Koch-Institut, l’établissement allemand de référence, responsable du contrôle et de la lutte contre les maladies. En Suède, l’agence Arbetsmiljöverket, l’autorité suédoise de l’environnement de travail, comporte des services de prévention mais aussi de contrôle et de répression, comme l’inspection du travail. Elle veille, parmi d’autres points, aux équipements de protection des salariés que doit fournir l’employeur.

Peut-on diviser l’Europe en bons et mauvais élèves ?

Je ne crois pas qu’il faille faire un distinguo sur ce point. Alors que les peuples du Sud peuvent avoir une réputation de « dilettantes », les Italiens ont su respecter à la lettre les consignes de confinement et de distanciation sociale, y compris lorsqu’ils pouvaient aller travailler. Ils n’avaient pas connu cela depuis la Seconde Guerre mondiale. En Allemagne, pays considéré en général comme discipliné, beaucoup de jeunes ont eu des difficultés pour respecter ces consignes et ont dû être rappelés à l’ordre par la police. En Suède, dans la mesure où on croit à l’immunité collective, il n’a pas été mis en place de mesures de distanciation sociale, les bars et restaurants sont restés ouverts et donc on n’a pas considéré qu’il y avait là un problème de sécurité au travail. C’est une attitude qui devra être ensuite éventuellement tranchée par les juridictions civiles administratives et pénales. Enfin, tout dépend des moyens donnés par les États à leurs inspections du travail respectives. En France, il a fallu un procès chez Amazon pour que le juge enjoigne à l’entreprise d’assurer la sécurité de ses travailleurs. Le juge d’appel a confirmé le sens de la décision du juge de première instance tout en l’assouplissant un peu, ce qui montre qu’il existe un problème concret de contrôle de l’inspection du travail qui, elle aussi, est affectée par le Covid-19. En France, beaucoup de salariés estiment qu’ils ne disposent pas des moyens nécessaires à leur propre sécurité, comme d’ailleurs de nombreux fonctionnaires, notamment territoriaux. Beaucoup de préavis de grève se profilent et le droit de retrait pourrait de nouveau être soulevé, ce qui ne semble pas être le cas ailleurs en Europe. Au final, il s’agit plus d’un problème de moyens que de bons ou de mauvais élèves.

Y a-t-il des exemples d’entreprises dont on pourrait s’inspirer ?

Les entreprises font comme elles peuvent, encore une fois avec leurs moyens. Mon frère travaille chez Bosch, en Chine, et les règles de sécurité sont strictes : masques, gel partout et pas plus de trois ou quatre personnes en réunion dans une même salle. On appelle cela aussi le « travail intelligent » en Italie, c’est-à-dire en visioconférence quand c’est possible. La distanciation sociale est également respectée dans les entreprises de presse en France où beaucoup de journalistes travaillent chez eux. Sur les plateaux de télévision, les journalistes sont bien protégés grâce à du gel, la disparition des maquillages en loge, la désinfection des micros et des sièges sur les plateaux, etc. On revient toujours à la notion de responsabilité de l’employeur.

Quel est le rôle de l’Union européenne ?

L’UE joue un rôle en matière de politique sociale, contrairement à ce que l’on croit, même s’il s’agit d’une politique dite d’accompagnement. Avec le socle européen des droits sociaux, il s’agit d’assurer aux travailleurs un droit à un niveau élevé de protection de la santé et de sécurité au travail, ainsi qu’à un environnement de travail adapté à leurs besoins professionnels, qui leur permette de prolonger leur participation au marché du travail. L’article 153 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne confère à l’UE le pouvoir d’adopter des dispositions, sous la forme de directives, dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail, en vue de soutenir et de compléter l’action des États membres selon la procédure législative ordinaire, c’est-à-dire un rôle égal entre les ministres des Affaires sociales des États membres et le Parlement européen. De nombreuses directives ont ainsi été adoptées. L’une d’elles, la directive 89/391/CEE sur la santé et la sécurité au travail, garantit des conditions minimales de sécurité et de santé dans toute l’Europe, tandis que les États membres peuvent adopter ou conserver des mesures plus strictes. La Commission européenne a aussi adopté un cadre stratégique en matière de santé et de sécurité au travail sur la période 2014-2020 qui doit donc être revu aujourd’hui et qui recense les principaux défis et objectifs stratégiques en matière de santé et de sécurité au travail. Il présente des actions clés et définit des instruments pour relever ces défis. Il s’agira de revoir ce cadre à la lumière des nouvelles conditions de travail nées du Covid-19.

Parcours

Diplômé en droit public et ancien élève de Sciences-Po Paris, diplômé de l’Institut d’administration des entreprises de l’université Jean-Moulin (Lyon III), Patrick Martin-Genier a dirigé les services juridiques de la Communauté urbaine de Lyon puis a été chargé de mission à la direction générale des services (1992-2000). Chargé de cours à l’université Jean Moulin (Lyon-III) jusqu’en 2009, il a depuis enseigné à l’Inalco et à Sciences-Po où il est membre de l’école des affaires publiques. Auteur de La Nouvelle Gouvernance mondiale (Studyrama, 2018) et de L’Europe a-t-elle un avenir ? (Studyrama, 2019), il prépare un ouvrage pour une réforme en profondeur de la Ve République, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022.

Auteur

  • Irène Lopez