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Sur le terrain

« Il ne s’agit pas seulement de gérer la crise, mais de concevoir un nouveau paradigme »

Sur le terrain | publié le : 27.04.2020 | Lys Zohin

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« Il ne s’agit pas seulement de gérer la crise, mais de concevoir un nouveau paradigme »

Crédit photo Lys Zohin

La crise sanitaire, économique et sociale est un coup de semonce qui remet en cause les modes de vie et de gestion des entreprises. Les dirigeants sont amenés à conceptualiser dès aujourd’hui des modèles mentaux qui ne mûriront que sur le moyen terme.

Dans un rapport The Covid-19 Leadership Guide, Korn Ferry affirme que la crise actuelle constitue le plus grand défi jamais posé aux PDG. En quoi est-elle différente des précédentes ?

La crise actuelle diffère des précédentes par sa brutalité et son ubiquité. Non seulement elle est vite devenue mondiale, mais elle touche toutes les dimensions de la société – la santé, bien sûr, le social, avec un nouveau chômage de masse, l’économie, avec les plans de sauvetage massifs, mais aussi la géopolitique avec les tensions qui se font jour avec la Chine. Et au-delà de cela, elle provoque une crise de conscience. Ce que je veux dire par là, c’est qu’elle révèle notre inconscience. Nous n’avions pas ou nous ne voulions pas avoir conscience de la fragilité de nos chaînes de valeur, de l’impact de nos activités sur la nature, de l’importance de certains métiers comme ceux des soignants. Bref, la crise est un coup de semonce et elle implique un véritable changement de paradigme. Les fondamentaux qui sous-tendent notre mode de vie sont essentiellement la domination et l’exploitation de la nature, qui forgent notre regard sur la loi de l’offre et de la demande et sur « l’utilité » ; ils doivent changer. Nous nous rendons compte qu’avoir une chaîne d’approvisionnement fiable, pour des pièces détachées ou des médicaments, est utile ; qu’avoir des ressources alimentaires saines et facilement accessibles est très utile aussi. Surtout, l’air pur, c’est plus qu’utile, la vie étant nettement moins agréable avec un masque sur le nez ! Le paradoxe est de taille. Nous aspirons à vivre dans une société « dérisquée » et pourtant, nous avons fragilisé notre système de soins, laissé la dépendance à la production étrangère s’installer, accepté la surévaluation financière sur les marchés. La déflagration – au sens où ces déséquilibres sont désormais flagrants – est donc énorme et inédite.

Face à cette nouvelle crise, pourquoi la vision du dirigeant est-elle plus « clé » que jamais ?

Il ne s’agit pas seulement de gérer la crise, mais aussi d’établir un nouveau paradigme, qui reste à concevoir. Les dirigeants d’entreprises doivent, en même temps, gérer au jour le jour, tenter de sauver l’année, élaborer une stratégie à trois ou quatre ans, et élargir leur champ de réflexion et de vision à très long terme. Tout cela implique de prendre des décisions là où il n’y a plus de repères et de conceptualiser dès aujourd’hui des modèles mentaux qui ne mûriront que sur le moyen terme.

Quelles qualités cette situation exige-t-elle de la part des leaders ?

D’abord, ils doivent faire preuve de pragmatisme et d’efficacité, pour protéger la santé des collaborateurs, assurer la continuité des activités, renflouer la trésorerie. Ensuite, de façon plus fondamentale, ils sont en terre inconnue, et doivent se réinventer comme réinventer un modèle. Pour cela, trois qualités sont nécessaires. D’abord, la force intérieure, cette force d’âme qui apporte ancrage, résilience, courage, énergie, clarté. Ensuite, la capacité à être en relation, en empathie, pour inspirer confiance, générer de l’humanité et permettre à chacun – et j’inclus ici toutes les parties prenantes – de se projeter. Enfin, la capacité à déployer une vision. C’est d’ailleurs cette vision, qui fait que le dirigeant sait où il va, qui nourrit sa force intérieure. Nous pouvons ainsi parler de la raison d’être du dirigeant et de celle de l’entreprise. À cet égard, je suis confiant. Nombre de dirigeants de grands groupes français ont des qualités indéniables. De même, le leadership de la sphère publique, des hôpitaux à l’éducation nationale, a été exemplaire et très proactif. La suite dépendra du questionnement et du développement personnels de chacun.

Korn Ferry souligne que les dirigeants se sentent seuls… Peuvent-ils se faire aider ?

Les solutions classiques, tel le coaching, pour développer des compétences de connaissance de soi, de communication, de collaboration, d’empathie, restent utiles. Le défi, cependant, se situe sur un plan plus élevé. Pour développer cette force intérieure, il faut travailler sur la personne, sur son intériorité. C’est un registre plus émotionnel, plus intime. Chez Korn Ferry, nous avons des programmes qui s’appuient sur une approche cognitive, pour faire prendre conscience à chacun de ses valeurs. De même, nous proposons des techniques avancées de concentration et de réflexion, associées à des outils de transformation centrés sur l’humain pour déployer ensuite la raison d’être individuelle et collective à l’échelle de l’entreprise. Ces outils de refondation sont essentiels pour « opérationnaliser » la raison d’être dans l’organisation. Car il s’agit de décliner ces valeurs dans tous les domaines, la vision stratégique, le management, le recrutement, le développement des collaborateurs, les mécanismes d’évaluation des performances… Et s’il y a bien une solitude du dirigeant, il y a également une nécessité impérieuse pour lui, avec volonté, humilité et stabilité, de pouvoir échanger librement dans l’entièreté de sa personne avec d’autres. Si le potentiel est là, il faut aller le chercher.

Les entreprises vont-elles devoir fonctionner autrement ?

Les entreprises vont sans doute se trouver face à des injonctions paradoxales. D’une part, il faudra engager davantage les collaborateurs, et d’autre part, certaines structures peuvent devenir obsolètes ou inutiles, ce qui remet en cause des emplois. La qualité du dialogue social sera évidemment cruciale. La crise offre également une opportunité fondamentale à la fonction ressources humaines. Il s’agit de capitaliser sur les initiatives expérimentées actuellement et qui ont fonctionné. Les RH vont donc être à la source du redéploiement des talents et des compétences et de la mise en place de stratégies organisationnelles nouvelles.

Cette crise et les réactions des dirigeants peuvent-elles changer la marche des affaires à l’avenir ?

Je suis très optimiste, pour plusieurs raisons, rationnelles. D’abord, cette crise nous a montré le danger de façon claire et imminente. Ce n’est pas le simple modèle économique qui est en risque, c’est l’humanité tout entière ! L’exigence d’un développement plus durable prend donc une nouvelle acuité. Déjà, nombre de leaders se sont positionnés sur leur raison d’être et agissent en faveur d’un développement durable. Certes, il y a encore des vents contraires, mais les structures de pensée commencent à changer, que ce soit en matière de gouvernance, de fonctionnement des marchés financiers, de prise en compte de critères extra-financiers pour l’appréciation des résultats et des performances des entreprises, de rémunération des dirigeants et des collaborateurs… Même l’Europe a récemment adopté une nouvelle taxonomie, un nouveau référentiel des activités durables. Certes, il faut toujours de la performance, mais elle doit être plus équilibrée. On doit y introduire davantage d’humanité. Ensuite, parce que l’alignement des parties prenantes, du corps social dans son ensemble, prend de l’ampleur. La prise de conscience touche un nombre grandissant de citoyens : ceux qui veulent consommer mieux, mettre leur épargne au service d’un impact positif sur l’environnement, choisir leur employeur en fonction de leurs valeurs. Les évolutions viennent donc en même temps du haut et du bas. En outre, cette crise a été l’occasion de nouvelles collaborations entre industriels, pour produire des respirateurs, par exemple. Elle a démontré que certaines activités, en tout cas pour le moment, n’étaient pas utiles, mais que les mêmes usines pouvaient servir à d’autres choses. Grâce à des leaders créatifs et preneurs de risques, la crise a fait émerger de nouvelles alliances. Pourquoi ne dureraient-elles pas, sous la forme de nouvelles plateformes communes sur la mobilité propre ou la santé, par exemple, et qui s’inscriraient dans ce nouveau paradigme ? La crise a ouvert un vaste champ des possibles, avec une nouvelle définition de ce qui est véritablement utile. Si les leaders sont inspirants, si chacun des citoyens s’auto-inspire, alors ce sera gagné ! L’Europe, qui dispose de toutes les qualités pour le faire, est peut-être même à l’aube d’une deuxième Renaissance, d’un nouvel humanisme, et par là-même, d’un nouveau leadership mondial.

Parcours

Diplômé de l’Essec, Michel Jaubert débute sa carrière en 1992 en Asie, dans la banque de financement et d’investissement. Après un MBA à l’INSEAD, il rejoint le conseil en stratégie en 1999 où il accompagne de grandes transformations industrielles et digitales en banque, assurance et gestion d’actifs jusqu’en 2019.

Il est senior partner en charge des services financiers chez Korn Ferry. Il porte notamment le thème de la finance durable. Il est également consultant-coach de transformation du dirigeant par le focus (techniques avancées de concentration).

Auteur

  • Lys Zohin