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Le grand entretien

« Les voyages dans la Silicon Valley ont peu d’effets sur le travail ou l’innovation en France »

Le grand entretien | publié le : 09.03.2020 | Judith Chétrit

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« Les voyages dans la Silicon Valley ont peu d’effets sur le travail ou l’innovation en France »

Crédit photo Judith Chétrit

Facilité par la French Tech et Bpifrance, le développement de la culture start-up en France fait l’objet d’un mélange de passion et de méfiance. L’historien Denis Lacorne analyse l’attrait que suscite la Silicon Valley auprès de nos dirigeants et des entreprises françaises, sans que les recettes des success stories californiennes soient réellement transposées dans l’Hexagone.

Pourquoi cette sorte de fascination française pour les start-up californiennes a-t-elle d’abord été, selon vous, une curiosité politique ?

C’est assez paradoxal, en effet. Le général de Gaulle avait une passion pour les champions nationaux qui va se concrétiser sous sa présidence avec la création du Concorde ou la mise en place du plan Calcul. C’est, à chaque fois, une logique verticale : l’État crée des champions en y mettant beaucoup d’argent. En visitant, pour la première fois, le campus de Stanford, en 1960, de Gaulle observe une logique totalement différente : c’est une logique ascendante qui consacre le sens de l’initiative et de l’innovation de jeunes étudiants qui ont terminé ou non leurs études. Lorsque les deux ingénieurs et cofondateurs de Hewlett-Packard mettent au point un oscillateur dans un garage de Palo Alto, ils ont peu d’argent et vont d’abord être aidés par leurs professeurs d’université. De fil en aiguille, leur projet devient une très grande entreprise qui s’impose non seulement à cause de ses découvertes mais aussi de l’argent public investi par la Défense américaine. Comme en France, l’État existe mais pas au même moment et au même niveau.

Est-ce que cette curiosité se double d’une envie d’importer des méthodes et des idées qui ont réussi aux États-Unis ?

La recette de la Silicon Valley – qui prend ce nom-là au début des années 1970 – est quelque chose qui n’existe pas vraiment en France. En 1958, avant le voyage officiel en Californie deux ans plus tard, le frère du général de Gaulle, Pierre de Gaulle, est le commissaire général de l’exposition universelle de Bruxelles. Le président français avait déjà été interpellé par des objets exposés sur le stand américain mais aussi par la mise en avant des relations entre universités et entreprises et le moindre cloisonnement existant par rapport au système français. Il n’y a pas d’idée nette d’importation et d’inspiration comme on peut le voir aujourd’hui, mais il prend le pouls de ce qui s’y joue quand il visite The Farm, un espace loué à des entreprises sur le campus de Stanford. Quand Pompidou y va à son tour quelques années plus tard, il prononce un discours où il prend conscience que la Californie n’est plus seulement le cinéma d’Hollywood mais aussi ce qui est en train de se créer plus au nord de cet État américain.

Qu’en est-il des entreprises françaises qui continuent de lorgner sur la Silicon Valley ?

Il y a d’abord des exemples de Français qui s’installent et réussissent à progresser vite dans les entreprises californiennes, notamment les ingénieurs. Ce sont typiquement ces personnes qui peuvent être invitées à parler lors de conférences en marge de la grande messe du Consumer Electronics Show de Las Vegas ou des voyages présidentiels aux États-Unis où le président de la République s’entoure de dirigeants et de cadres d’entreprises. Autant les grandes écoles que les entreprises françaises comme Total ou la SNCF ont pris l’habitude d’organiser des voyages pour des étudiants et des salariés intéressés par la technologie, l’innovation et l’entrepreneuriat. Ces tournées sont devenues si fréquentes que le consulat français de San Francisco a du mal à faire face à la demande ! Il y a même des entreprises qui se sont spécialisées dans l’offre de séjours d’immersion avec visite et rencontres dans des sièges d’entreprises et d’incubateurs. Sans compter les hubs et les programmes créés par la French Tech ou Bpifrance pour faciliter l’intégration et la connaissance de l’écosystème américain par les pépites françaises.

Qu’est-ce que ces touristes peuvent apprendre dans la Silicon Valley ?

Ce sont les nuances et les limites de ce tourisme que l’on peut dire industriel : il a rarement des effets sur les conditions de travail ou d’innovation. Ces voyages peuvent a minima permettre d’en savoir plus sur les pratiques de recrutement et la mécanique des liens plus serrés entre les universités et les écoles. Il y a comme un effet miroir avec des expériences passées qui n’ont pas marché à Sophia Antipolis ou à Saclay où des groupes américains ont créé leurs propres équipes de recherche sans qu’il y ait pour autant de dissémination des idées et des pratiques. Ces séjours permettent d’illustrer aussi les difficultés à faire émerger les fameuses licornes en France, faute d’investisseurs : parmi les Français qui s’installent à San Francisco comme Criteo, certains ont fait le choix de garder leurs ingénieurs et leurs moyens en recherche et développement en France pour l’excellence de la formation et les moindres rémunérations. Mais ils ont surtout compris qu’en restant en France, ils allaient se confronter à un plafond de verre pour lever plusieurs dizaines de millions d’euros.

La dynamique de l’économie américaine attire de longue date. Pourtant, le modèle américain a longtemps joué le rôle de repoussoir avec un droit du travail très peu protecteur…

Le droit du travail n’est pas le même et ça explique en partie la vélocité des carrières, de l’information et des formations dans le système de la Silicon Valley. L’actualité de ce secteur a son lot de serial entrepreneurs et de licenciements brutaux et conséquents quand le succès n’est pas au rendez-vous. L’échec y est aussi moins pénalisant et pénalisé : il est vécu comme indissociable de la prise de risques. Dans tous les entretiens de recrutement, les candidats sont invités à parler des échecs qu’ils ont réussi ou pas à surmonter. Ce serait mal vu de ne pas répondre et considéré comme un manque de prise de risques. Mais, même lorsque ça marche, les salariés restent moins longtemps qu’en France dans les entreprises. C’est cette circulation des pratiques et des connaissances qui fait que beaucoup de recettes qui marchent dans une entreprise sont appliquées dans une autre.

Qu’est-ce qui peut faire rêver aujourd’hui en Californie ?

Quand vous vous promenez dans les rues de Mountain View chez Google ou Menlo Park chez Facebook, les campus sont très ludiques. Tout est fait pour transformer les organisations traditionnelles du travail et faciliter la vie des salariés : des cafétérias variées, gratuites et ouvertes en permanence et même des machines à laver son linge ! Cela incite les gens à y rester plus longtemps et à conserver leur énergie et leur émulation pour leur vie professionnelle. Mais, derrière ce vernis, il y a d’autres réalités qui peuvent désenchanter : la difficulté à trouver des gardes d’enfants accessibles, les longues heures de trajet domicile-travail faute de logements à loyers raisonnables, etc. On voit aussi comment les salariés de ces entreprises commencent à alerter, voire à se mobiliser collectivement pour demander des comptes à leurs employeurs sur des questions précises de travail, de licenciements ou de management.

Parcours

Denis Lacorne est docteur en science politique de l’université de Yale, directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de la Fondation nationale des sciences politiques, directeur d’études à l’École doctorale de l’Institut d’études politiques de Paris et il est par ailleurs responsable du programme États-Unis du master de recherche Sociétés et politiques comparées de Sciences Po. Dans son ouvrage Tous milliardaires ! Le rêve français de la Silicon Valley (éditions Fayard), cet historien décrypte comment et pourquoi l’écosystème californien continue d’attirer des entrepreneurs, des étudiants et des salariés. Qu’ils décident de s’y installer ou non, ceux-ci s’y imprègnent des modes de travail et de management.

Auteur

  • Judith Chétrit