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Le grand entretien

« Donner sans condition est la clé du succès  »

Le grand entretien | publié le : 10.02.2020 | Laurence Estival

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« Donner sans condition est la clé du succès  »

Crédit photo Laurence Estival

« Inventeur » du concept d’« entreprise libérée », Isaac Getz publie un nouvel ouvrage dans lequel il s’intéresse aux « entreprises altruistes ». Un nouveau paradigme dans lequel le don devient créateur de valeur économique et sociale.

Vous venez de publier avec Laurent Marbacher, accompagnateur et innovateur social, L’Entreprise altruiste, un livre issu d’un travail de terrain, dans lequel vous décrivez des entreprises soucieuses du bien commun et qui ont fait de celui-ci le cœur de la stratégie sans placer les questions de rentabilité économique au premier rang de leurs priorités. Et ça marche…

Notre première enquête s’est déroulée en mars 2014 à Hyelzas, un village de Lozère où est installée une fromagerie. Souhaitant travailler avec des producteurs locaux et en direct avec les consommateurs, sa créatrice était en difficulté à la suite d’un accident technique. Elle a réussi, grâce à des relations de confiance avec ses fournisseurs, à redresser la barre. C’est ensemble qu’ils ont cherché la solution : les producteurs ont accepté une baisse du prix du lait en attendant l’amélioration des résultats car l’un comme l’autre était confiant sur la possibilité de ces fromages de trouver un marché. L’entreprise est aujourd’hui prospère sans avoir fait de la rentabilité économique son principal axe de développement. Le problème technique a été réglé et la « valeur sociale » de ses fromages a séduit les consommateurs. Cet exemple nous a amenés à nous interroger. Et si donner sans condition était la clé du succès ?

Vous avez trouvé la réponse ?

Notre crainte était de ne pas avoir suffisamment de matière pour nourrir cette réflexion. Or nous avons non seulement trouvé de nombreux exemples mais découvert que cette philosophie était pratiquée tant par des petites entreprises que par des multinationales, dans tous les secteurs d’activité et de nombreux pays. Nous avons rencontré un laboratoire japonais, une banque suédoise, un réseau de distribution scandinave… Ce qui les caractérise ? Toutes leurs activités sont au service de leurs interlocuteurs externes – clients, fournisseurs, territoires… – qu’elles servent de manière inconditionnelle sans subordonner ces relations aux intérêts économiques. Et, grâce à ce choix, elles progressent et prospèrent. Cela va au-delà de la RSE car ce ne sont pas des services développés à côté mais au cœur même de leur modèle. Ces interlocuteurs externes ne sont pas non plus assimilables aux parties prenantes, un terme trop générique. Ils ont des visages ! Et ce n’est pas neutre car c’est un moyen de s’inscrire dans une relation authentique et de traiter ces personnes non pas en « entités » mais en amis.

En quoi cela modifie-t-il concrètement les choses ?

Cela invite chacun dans l’entreprise à repenser ses activités. Dans notre livre, nous parlons d’une commerciale d’Eisai, entreprise pharmaceutique spécialisée dans le traitement des démences, qui va démarcher un hôpital où, en attendant son rendez-vous, elle entend les cris d’un malade. Avant, elle n’y prêtait pas attention, c’était normal dans un hôpital. Mais depuis que son entreprise s’est inscrite dans le mouvement des entreprises altruistes, elle cherche comment mieux soulager ce patient qui souffrait d’une fracture du fémur. Avec d’autres commerciaux, elle lance un programme de prévention des chutes destiné aux personnes âgées. Et la vente de leurs médicaments, qui n’ont rien à voir avec les chutes, a progressé rapidement…

Ne décrivez-vous pas un monde de Bisounours ?

Il ne faut pas être dupes et il est normal que les entreprises cherchent à prospérer et à se développer. Mais les entreprises altruistes prospèrent plus vite car elles créent des relations de confiance avec leurs clients. Ils vont du coup être plus fidèles, vous apporter de nouvelles affaires. À Tokyo, toutes les personnes âgées ont parlé de programme de prévention des chutes à leur généraliste. Les entreprises altruistes posent la question des comportements. Dans les entreprises, la question de l’engagement des salariés est devenue centrale. Ils doivent repenser leurs activités pour servir sans condition. Toutes les entreprises ne partant pas de zéro, elles vont aussi devoir sensibiliser et former les collaborateurs à ces nouvelles approches. Ce qui met en question les cultures d’entreprise, leurs valeurs, leurs convictions. Et c’est aux dirigeants de les faire partager par les salariés.

Dans vos ouvrages précédents, vous vous étiez intéressés aux entreprises libérées qui pouvaient se passer de chef. Or là, vous le remettez au cœur…

En apparence seulement. La philosophie de l’entreprise libérée était aussi portée par le patron qui la partageait par la suite. Il devait faire tomber son ego et laisser les salariés s’émanciper. Dans les entreprises altruistes, les dirigeants ont des valeurs fortes qu’ils ont souvent forgées en traversant des moments difficiles et en prenant sur eux. C’est dans ces circonstances qu’ils se sont remis en cause. Quelle est la finalité de mon activité professionnelle ? Qu’est-ce qui finalement crée de la valeur et est porteur de sens : et si celui-ci venait de leur capacité à faire le bien à l’autre ? La transcription de cette philosophie dans son activité suppose de s’intéresser aux réels besoins de ses clients et de demander à chaque salarié de repenser son activité pour les prendre en compte. C’est là où l’entreprise altruiste a un air de famille avec l’entreprise libérée. Au fur et à mesure, ces façons de penser puis de procéder se traduisent par un changement de mode de fonctionnement.

Et qu’en pensent les actionnaires ?

En instaurant un vrai dialogue avec eux, les entreprises altruistes, dont certaines sont cotées en Bourse, ont découvert qu’ils ne sont pas tous à la recherche d’un profit maximal. Ils ont également envie que leur argent génère une valeur sociale. Le laboratoire Eisai a même proposé d’inscrire sa finalité dans ses statuts lors de l’assemblée générale des actionnaires et la résolution a été adoptée par 75 % des participants.

En quoi est-ce différent de l’entreprise à mission ?

La différence entre l’entreprise à mission et l’entreprise altruiste est une question de parti-pris. L’entreprise à mission commence par le changement de cadre légal pour lui permettre de réorienter son activité vers la création de valeur sociale. L’entreprise altruiste n’a pas attendu ces transformations juridiques : elle a immédiatement commencé par transformer ses activités situées au cœur de son métier. C’est d’ailleurs en affichant les résultats en matière sociale et économique qu’un espace de dialogue peut se mettre en place entre l’entreprise et ses actionnaires. Et les actionnaires ont alors la possibilité de sortir de leur rôle de contrôle pour entrer dans le dialogue qui peut déboucher sur un changement de statut. Mais ce n’est pas obligatoire pour les entreprises altruistes. Cette culture ne convient d’ailleurs pas à tout le monde. Dans la banque scandinave que nous avons étudiée, le PDG a été remercié après quelques mois de mandat car il a ajouté une strate hiérarchique jugée par le conseil d’administration contraire au service inconditionnel des clients. Mais parallèlement, cette quête de sens correspond aussi à ce que recherchent aujourd’hui les jeunes diplômés. Et devenir une entreprise altruiste est un moyen de les attirer, surtout dans un contexte de pénurie des talents.

L’entreprise altruiste est-elle une critique du modèle capitaliste ? Où en est-elle une nouvelle forme ?

Les deux à la fois. Nous critiquons le capitalisme classique ayant comme principale finalité la création de valeur économique. Mais la critique est stérile. Notre livre cherche surtout à démontrer qu’il existe un autre chemin pour réinventer l’entreprise capitaliste et nous espérons, au terme de notre enquête, que l’entreprise altruiste va inspirer de plus en plus de dirigeants.

Parcours

Spécialiste de l’innovation, Isaac Getz, professeur à l’ESCP Europe, a fait évoluer son champ de recherche de l’univers de la technologie à celui de l’expérimentation managériale et sociale.

Auteur

  • Laurence Estival