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Le grand entretien

« L’humour et la dérision peuvent devenir des armes du genre »

Le grand entretien | publié le : 20.01.2020 | Frédéric Brillet

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« L’humour et la dérision peuvent devenir des armes du genre »

Crédit photo Frédéric Brillet

Dans « Le nouvel âge des femmes au travail » publié aux Presses de Sciences Po, Nathalie Lapeyre, à l’issue de cinq ans d’enquête chez Airbus, analyse le pragmatisme dont font preuve les jeunes générations de femmes cadres pour s’emparer des opportunités offertes par les dispositifs d’égalité professionnelle.

Qu’est-ce qui vous a amené à écrire cet ouvrage ?

Il s’inscrit dans la continuité de mes travaux de recherche antérieurs menés principalement sur les enjeux de la féminisation des groupes professionnels. J’ai eu l’opportunité d’ouvrir un nouveau terrain de recherche chez Airbus, alors même que le groupe était en train de déployer une politique d’égalité professionnelle et de diversité de genre ciblant en particulier les femmes cadres. Et ce avec un objectif chiffré, celui d’atteindre une représentation de 20 % de femmes à tous les échelons de l’entreprise à l’horizon 2020. Ce livre ouvre une fenêtre sur le monde de l’aéronautique en retraçant les parcours professionnels de plusieurs générations de femmes cadres, ingénieures et manageuses.

Qu’y apprend-on sur ces femmes au travail ?

L’enquête a mis en lumière les dynamiques de changement social portées par les jeunes générations de femmes cadres, d’où le titre « Le nouvel âge des femmes au travail », mais aussi leurs limites : même pour des postes qualifiés et dans une entreprise qui dit aspirer à la parité, elles m’ont fait part de résistances pour accéder à une réelle reconnaissance professionnelle et aux mêmes opportunités de carrière. Ce nouvel âge passe aussi par la constitution de réseaux de femmes ingénieures et manageuses existant en interne, et dont l’une des missions est d’accompagner cette politique.

Comment les femmes réagissent-elles face à ces résistances à la diversité ?

Elles réagissent pour beaucoup par l’humour et la dérision qui peuvent devenir de véritables « armes du genre », pour reprendre l’expression de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu. « Faire la blonde », par exemple, est l’une des ruses régulièrement employées par de jeunes ingénieures et manageuses d’Airbus pour être acceptées et obtenir des informations dans leur travail quotidien au sein de ce bastion masculin qu’est l’avionneur européen. De même, « Vous leur donnez votre point de vue, vous les faites participer. Ils se disent, elle a besoin de nous, même si vous n’en avez absolument pas besoin [rires], mais globalement ça marche », disent-elles. S’emparant des opportunités offertes par les récents dispositifs d’égalité professionnelle, les jeunes générations de femmes cadres refusent pour leur part d’être inféodées aux hommes comme leurs aînées. L’égalité, elles sont déterminées à la faire advenir, individuellement et surtout en groupe. Elles usent de leur réflexivité dans l’analyse des expériences ordinaires de la domination, au travail comme à la maison, pour développer des capacités d’action, voire d’empowerment, ou « pouvoir d’agir », qui peuvent rejaillir sur l’ensemble des femmes d’Airbus. Ainsi, elles construisent l’égalité et ne s’en laissent pas compter. Elles restent cependant conscientes du chemin qui reste à parcourir pour parvenir à une véritable égalité et de la fragilité de leurs acquis.

Pourquoi, historiquement, les femmes ont-elles été aussi mal représentées dans le groupe Airbus et l’aéronautique en général ?

Historiquement, les femmes en tant que groupe social ont été exclues, de manière formelle ou informelle, de larges pans de secteurs de savoirs, et c’est particulièrement visible au sein des métiers qualifiés des secteurs de l’ingénierie, des sciences et des mathématiques, des mondes techniques et technologiques, dont l’aéronautique. La progression des femmes au sein des écoles d’ingénieurs, tous secteurs confondus, s’est réalisée en pente douce au fil du temps : on dénombrait 6 % de femmes diplômées au début des années 1960, 20 % au début des années 1990, 30 % environ actuellement. Si cela continue à ce rythme, la parité ne sera atteinte qu’en 2075, selon les projections du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ! Si l’on rajoute à cette segmentation sexuée globale l’effet du secteur, entre 15 % et 20 % de femmes sortent diplômées des écoles formant à une spécialisation directement liée à l’aéronautique.

Qu’a fait Airbus pour y remédier ?

Pour attirer les jeunes femmes, le groupe a développé différents types de dispositifs en interne assurant un accompagnement de leur progression professionnelle, comme le font la plupart des entreprises du CAC40 et des grandes sociétés pour respecter des contraintes légales et/ou valoriser l’image employeur. Airbus a mis en place une batterie d’indicateurs suivant les différentiels de salaires entre les femmes et les hommes (mesures correctives par panels). L’avionneur veille à l’équité de la distribution des augmentations annuelles de salaires, des primes, de l’évolution professionnelle et du passage aux grades supérieurs, l’accès à la formation, l’équité des procédures de recrutement, la détection des « talents » et autres cadres à « hauts potentiels », assure une veille sur les congés de maternité, etc. D’autre part, toute une série d’actions s’attaque directement à la question de la déconstruction des stéréotypes de sexe. Cela donne lieu à des conférences, des débats, des ateliers, des événements avec l’ambition de changer les comportements professionnels et les perceptions.

Quels aspects de cette politique vous paraissent les plus innovants ?

J’ai été particulièrement intéressée par une formation destinée aux femmes cadres notamment ingénieures qui vise à développer leur carrière. Dans ce dispositif, elles créent des espaces pour se rencontrer, construire des réseaux, partager les secrets de fabrication des carrières, discuter échanger des « bonnes pratiques » et autres astuces en cas de difficultés professionnelles. Ces interactions favorisent la mise à plat des règles informelles des organisations habituellement partagées entre hommes. La situation de non-mixité, inédite pour ces professionnelles de l’aéronautique qui ont suivi des cursus d’études et ont occupé des emplois où elles étaient en minorité, favorise amplement la libre parole. Même si au départ, cette situation leur semblait pour le moins curieuse, cette découverte de la non-mixité, et le fait de la vivre de façon prolongée, les amène à casser les stéréotypes négatifs sur les collectifs féminins, largement intégrés et incorporés alors. D’un point de vue sociologique, ce processus d’empowerment des femmes est un préalable nécessaire à de futures carrières plus égalitaires avec les hommes.

La féminisation de l’encadrement chez Airbus progresse, mais essentiellement sur des fonctions support…

D’un point de vue global, Airbus présente des taux de féminisation supérieurs à 20 % chez les cadres, avec effectivement une surféminisation des fonctions dites « support » (RH et autres). Moins prestigieuses, les fonctions support qui ne sont pas au cœur du métier ne permettent pas d’accéder aussi facilement à des postes de cadres dirigeants que ceux qui ont un impact direct sur la configuration des avions. Cela dit, la féminisation a beaucoup progressé dans les métiers techniques comme la qualité et l’ingénierie, mais en partant de bien plus bas. Globalement, le plafond de verre devient visible à partir des managers seniors et encore davantage pour les cadres supérieurs et dirigeants où la présence des femmes se situe rarement au-dessus de 10 %. La remise en cause de cette ségrégation sexuée impliquerait de développer une volonté politique bien plus radicale : le répertoire de bonnes pratiques chères au benchmarking ne suffira pas à assurer la féminisation rapide des strates supérieures. Pour accélérer, il faudrait questionner en profondeur la production des formes de masculinité hégémonique au sein de l’organisation (celles des dirigeants hommes de haut niveau) qui perpétue cette inégalité.

Parcours

Professeure des universités et sociologue à l’université de Toulouse Jean Jaurès, membre du Certop-CNRS, Nathalie Lapeyre est codirectrice du master GEPS (genre, égalité et politiques sociales) et du master européen Égales. Elle assure la responsabilité du réseau de recherche Arpège sur le genre à Toulouse et la codirection du réseau de recherches interdisciplinaire et international Mage (marché du travail et genre). Ses travaux de recherche portent principalement sur les dynamiques de la féminisation des groupes professionnels, la mise en œuvre des politiques d’égalité professionnelle et plus largement sur les enjeux contemporains des politiques du genre.

Auteur

  • Frédéric Brillet