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Le grand entretien

« La prévention ne mobilise pas assez les pouvoirs publics »

Le grand entretien | publié le : 16.12.2019 | Frédéric Brillet

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« La prévention ne mobilise pas assez les pouvoirs publics »

Crédit photo Frédéric Brillet

Les professionnels de santé peuvent-ils continuer de « faire plus avec moins » ? Comment faire de la santé un enjeu de solidarité et non un objet de profit ? Plutôt que de se contenter de soigner les conséquences très coûteuses du « mal-travail », Jean-François Naton recommande dans un essai intitulé Sécurité sociale : pour d’autres jours heureux, publié aux éditions de l’Atelier, d’investir en faveur de la prévention et de réorganiser le système de santé au travail.

Dans votre livre, vous rappelez que, 75 ans après sa création, la Sécurité sociale laisse persister de fortes inégalités sociales face à la maladie et à la mort. Quels faits et chiffres étayent ce constat et qu’entendez-vous par double peine pour les catégories défavorisées ?

En 2007, sous l’autorité de Xavier Bertrand, alors ministre du Travail, s’est tenue une conférence pour l’amélioration des conditions de travail. C’était la première fois que ce sujet était débattu à un niveau gouvernemental. Pour la préparer, le ministère du Travail avait commandé à la Dares un état des lieux qui a été publié à cette occasion. L’étude montrait déjà la pénibilité subie par les « travailleurs de force », les « travailleurs contraints », les « obligés du public ». Coup de tonnerre en 2008, l’Ined (Institut national d’études démographiques) publie à son tour une étude évoquant la « double peine » des ouvriers qui subissent plus d’années d’incapacité au sein d’une vie plus courte. L’étude démontrait qu’en France, les ouvriers vivaient en moyenne moins longtemps que les cadres mais passaient plus d’années que ceux-ci avec des incapacités et des handicaps. Ces analyses des situations de travail demeurent pertinentes aujourd’hui dans de nombreux secteurs : les femmes et hommes employés dans l’univers du soin, en maison de retraite ou à domicile, dans les services à la personne (femmes de ménage, aides à domicile, gardes d’enfants, etc.), les travailleurs payés à la tâche par des plates-formes numériques, ceux toujours plus nombreux qui travaillent de nuit sont également pénalisés. L’espérance de vie en bonne santé de ces travailleurs se trouve diminuée mais notre système social en tient très peu compte.

Vous dénoncez aussi la « logique comptable » de la Sécurité sociale qui pénalise le monde du travail…

La crise actuelle du système de soins et de santé, avec comme symbole l’effondrement de l’hôpital public, vient confirmer les ravages de la maîtrise aveugle des dépenses de santé. Nous subissons aujourd’hui les choix politiques d’hier où, pour contenir la « demande », les gouvernements successifs ont bridé « l’offre » en limitant l’accès aux métiers de la santé. Le résultat est une pénurie de professionnels qui frappe de plein fouet, entre autres, la médecine du travail dont la survie est menacée.

Vous vous en prenez au « mal-travail ». Qu’entendez-vous par là ?

La conférence de 2007 avait révélé le « mal-travail » qui occasionne de la souffrance découlant des exigences excessives de productivité, de l’obligation de faire toujours plus vite, de la perte de sens, de la relégation des valeurs et de la remise en cause éthique de la finalité du travail pour un nombre croissant de travailleuses et de travailleurs. C’est encore Xavier Bertrand qui avait exposé les conséquences de ce « mal-travail » : 4 points de PIB pour réparer ce qui pourrait être évité… Le débat actuel sur la progression exponentielle des arrêts de travail n’a fait que confirmer l’ampleur du problème.

Face à cette dégradation, vous pensez que réduire le temps de travail et partir plus tôt en retraite ne saurait constituer la seule solution. Pourquoi ?

Les enjeux du temps – de l’articulation des temps de vie, du temps de bien vivre et de prendre du « bon temps » – sont un défi pour nos sociétés : le temps ce n’est pas de l’argent, c’est la mesure de la vie. Avant de songer aux bonnes conditions pour « arrêter », il est urgent de « ralentir ». Aussi je plaide pour des organisations du travail aux rythmes respectueux de chacune et chacun, avec le retour à des temps de respiration, de partage. La chasse aux temps morts instaurée après les 35 heures a fait des ravages dans les corps et les têtes.

Pour sortir du mal-travail, vous insistez sur la nécessité d’une meilleure prévention. Est-ce un sujet de consensus ?

Sortir des politiques exclusives de réparation, pour reprendre une stratégie de prévention, d’éducation, s’impose comme une urgence absolue. Il faut renverser la logique absurde où l’on dépense trop pour réparer, ce qui pourrait être évité avec une véritable politique de prévention. Ces dix dernières années, les organisations syndicales et patronales ont beaucoup travaillé sur le sujet de manière constructive et partagée, jusqu’à élaborer le troisième Plan santé au travail (PST3). Ce plan qui court de 2016 à 2020 affirme qu’une stratégie de bien-être au travail et de prévention est source de performance économique et de moindres dépenses de santé liées aux arrêts de travail et de soins. La référence aux 4 points de PIB engloutis pour réparer vient démontrer la pertinence d’une telle politique. On peut donc parler d’un consensus sur la nécessité d’une meilleure prévention. Encore faut-il s’en donner les moyens dans les entreprises…

Pourquoi la culture française de la prévention santé est-elle aussi peu développée ? Qu’est-ce qui coince ?

Il y aurait beaucoup à dire sur le processus historique, à la fois social et culturel, de constitution, de fonctionnement et de régulation de la communauté médicale qui, dans notre pays tout particulièrement, a fait prévaloir l’approche curative sur l’approche préventive, et sur l’impact de ce processus sur la conception et la gestion de la sécurité sociale. La prévention a depuis très longtemps tendance à être négligée par les pouvoirs publics, car elle est une politique de moyen et long termes, victime du raccourcissement du « temps politique » et du culte de l’affichage. Cette déshérence de l’action publique se conjugue à celle d’une partie du patronat qui, ne recherchant que des gains de productivité, refuse d’interroger les situations et conditions de travail. Au nom de la compétitivité de très court terme, l’humain producteur est trop souvent la variable d’ajustement.

Quelle mesure simple et peu coûteuse faudrait-il prendre pour améliorer la prévention sanitaire dans le monde du travail ?

Il faudrait commencer par mettre en œuvre le PST3 dans toutes les entreprises…. Malheureusement, on n’en prend pas le chemin : une des premières mesures de ce gouvernement a été de supprimer les CHSCT et de réduire la représentativité syndicale et donc l’efficacité d’un dialogue social sur le travail, son sens, ses valeurs et finalité. Conséquence, l’effort de prévention demeure très insuffisant dans trop d’entreprises.

Malgré un nombre considérable d’intervenants, vous constatez que la médecine-santé du travail est peu efficace. Que faut-il changer ?

Le rapport Lecocq publié en 2018, intitulé « Vers un système simplifié pour une prévention renforcée », est venu avec pertinence révéler ce que nous ne cessons de répéter depuis plusieurs années. Il faut clarifier le rôle et la place de chaque intervenant et débattre de possibles rapprochements. Ce rapport constate que le système actuel, issu de multiples strates construites successivement, mobilise un grand nombre d’acteurs institutionnels ou associatifs. Les moyens déployés sont importants dans leur ensemble mais ce système génère des doublons et oblige à mettre en place une coordination chronophage pour aligner cette multiplicité d’acteurs. C’est pourquoi le rapport Lecocq propose la création d’un organisme public unique résultant de la fusion de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) et de l’Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPPBTP), en questionnant le rôle et la place des services de santé au travail. Si le principe d’une stratégie de rapprochement me paraît une bonne idée, je pense qu’il revient à la Sécurité sociale et non à un organisme public de piloter ce nouvel ensemble dédié à la promotion du travail et de la santé. Je me refuse en effet à faire le deuil du dialogue social, de la démocratie, et la Sécurité sociale offre encore de ce point de vue un cadre approprié, avec un retour effectif à des administratrices et administrateurs dans les organes de gouvernance.

Parcours

Conseiller confédéral de la CGT, Jean-François Naton a été responsable du pôle d’activité travail-santé-protection sociale jusqu’en juillet dernier. Par ailleurs vice-président du Conseil économique, social et environnemental, Jean-François Naton, cuisinier de formation, est titulaire d’un DESS Analyse pluridisciplinaire des situations de travail (Aix-Marseille). Il a déjà publié en 2008 À la reconquête du Travail, et a participé au livre collectif Pour quoi nous travaillons, publié en 2013. Membre du conseil de la Cnam, il a présidé l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et maladies professionnelles) et a été durant dix ans vice-président de la branche AT-MP (Accidents du travail-Maladies professionnelles) de la Sécurité sociale.

Auteur

  • Frédéric Brillet