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Le fait de la semaine

Organisation du travail : Le télétravail ne doit pas être qu’une arme antigrève

Le fait de la semaine | publié le : 09.12.2019 | Benjamin d’Alguerre

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Organisation du travail : Le télétravail ne doit pas être qu’une arme antigrève

Crédit photo Benjamin d’Alguerre

Les entreprises recourent trop souvent au télétravail comme à un outil de dépannage lors de blocage des transports sans penser à en pérenniser le principe… et encore moins à l’encadrer. Mais en cas de paralysie durable, comment le sortir de cette « zone grise » pour en faire un dispositif qui satisfasse à la fois salariés et employeurs ?

Grèves, blocage des transports en commun, canicule, intempéries, attentats, pics de pollution… face aux aléas qui perturbent l’activité, les sociétés ont pris l’habitude de dégainer leur arme absolue : le télétravail. Avec le plus souvent les encouragements des pouvoirs publics : le 24 novembre, Muriel Pénicaud enjoignait les employeurs à se montrer « compréhensifs envers leurs collaborateurs » en vue du mouvement social du 5 décembre, rappelant que le télétravail « est un droit » depuis que les ordonnances de septembre 2017 ne conditionnent plus sa mise en œuvre qu’à un accord de gré à gré entre employeur et salarié – un simple mail suffit – et non plus à un accord d’entreprise ou à une charte unilatérale comme c’était le cas auparavant. Le 28 novembre, le sénateur LR Laurent Lafon (Val-de-Marne) rebondissait sur l’actualité en déposant une proposition de loi visant à inscrire le droit au télétravail dans le Code du travail et à généraliser sa pratique en cas de grève des transports. Originalité par rapport aux ordonnances, « ce nouveau droit serait à la main des salariés et non plus des employeurs, mais sur une durée limitée : il permettrait de répondre à des situations ponctuelles de blocage des transports », explique l’élu.

70 % de télétravailleurs en zone grise

Ponctuel : le mot est lâché. Car en dépit des facilités technologiques et réglementaires à la disposition des sociétés pour favoriser le télétravail (accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005, loi Warsmann II du 22 mars 2012, ordonnances Macron de 2017), cette pratique reste encore marginale. Du moins dans un cadre légal : même si la base de données Légifrance compte à ce jour 1 556 accords d’entreprise portant sur ce thème, la Dares, dans une enquête publiée en novembre 2019, ne recense que 3 % de télétravailleurs réguliers. Et parmi eux, un quart seulement exerce ce droit couvert par un accord ou une charte… « Les entreprises ont encore un problème culturel avec le télétravail : il reste largement cantonné aux situations exceptionnelles. Il ne s’inscrit donc pas dans le cadre d’une stratégie appuyée sur un accord mais dans celui du plan de continuité de l’activité (PCA) lorsque celle-ci est bouleversée », détaille Frantz Gault, directeur général du cabinet RH LBMG Worklabs. De facto, ces télétravailleurs occasionnels ont plutôt tendance à œuvrer dans la « zone grise » du télétravail, celle qui n’est formalisée par aucune disposition réglementaire. Selon une étude réalisée par LBMG Worklabs, 70 % des télétravailleurs exerceraient ainsi, sans avenant à leur contrat de travail, ni filet légal.

« Bricolage »

« Quand on parle de télétravail, les entreprises sont encore dans le bricolage ! », s’agace Jean-Luc Molins, secrétaire national de l’Ugict-CGT, l’organisation des cadres cégétistes.

De fait, le télétravail reste, aux yeux des employeurs, une réponse au coup par coup aux éléments extérieurs provoquant l’absence des salariés plutôt qu’une stratégie réfléchie sur le long terme. À la CPME Île-de-France, on regrette que le sujet ne fasse pas davantage boule de neige : « On essaye de sensibiliser nos entreprises à la mise en place de processus de longue durée afin de leur permettre de s’adapter à des situations de blocages pérennes comme nous avons pu en connaître l’an passé avec les gilets jaunes », indique Bernard Cohen-Haddad, son président. Pas facile, car aux yeux des dirigeants de société, formaliser le télétravail signifie aussi apporter une solution aux problématiques posées par celui-ci : cybersécurité et installations de liaisons sécurisées, mise à disposition des salariés d’outils informatiques et téléphoniques ou indemnisation de ceux qui recourent à leur propre matériel, accès aux données dématérialisées de l’entreprise, management à distance, protection de la vie privée des télétravailleurs…

Dans ces conditions, ils sont nombreux à préférer rester sous le radar et à n’envisager le télétravail que sous l’angle de la réponse « one shot » aux difficultés de déplacements de leurs collaborateurs. « Cette vision pose problème : que faire si les raisons des blocages durent, comme en cas de grève perlée ? Comment continuer à maintenir ses salariés opérationnels au quotidien, impliqués dans leurs tâches et à ne pas finir par les considérer comme des sortes de travailleurs détachés ? » s’interroge Bernard Cohen-Haddad. « Formaliser le télétravail, c’est aussi un acte de courage : accepter de regarder en face la maturité numérique de son entreprise et challenger ses modes de management », estime Frantz Grault.

Un nouvel ANI ?

« Les risques du télétravail sont : l’affaiblissement de la qualité du lien manager-collaborateur, l’isolement, la surcharge de travail, la double contrainte familiale et professionnelle, les problématiques d’organisation au sein des équipes entre télétravailleurs et non-télétravailleurs », énumère Karine Babule, chargée de mission au sein de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Des solutions alternatives au télétravail peuvent exister : mise en place de tiers-lieux, d’espaces de flex-office, de coworking – voire de co-homing – pour aider les salariés à ne pas perdre pied avec l’employeur. Certaines entreprises s’en emparent – parfois davantage dans un objectif de réduction des coûts du mètre carré que de bien-être de leurs collaborateurs, comme le démontre une étude de la chaire immobilier de l’Essec datée de juin 2018 – mais pour l’heure, c’est un luxe réservé aux plus grandes.

À l’Ugict-CGT, on appelle les partenaires sociaux à se saisir de cette thématique pour en faire un sujet de négociation interprofessionnelle. De l’avis général, l’accord de 2005, négocié et signé avant l’invention des smartphones et la généralisation de l’Internet haut débit, commence à dater. Certaines de ses préconisations, comme la formation aux outils numériques nécessaires au télétravail, peuvent même faire sourire aujourd’hui. « L’appel à un nouvel ANI constituait d’ailleurs la conclusion unanimement partagée par les organisations de salariés et d’employeurs à la concertation menée par Pierre Beretti sur le télétravail de 2017 », se souvient Jean-Luc Molins. Le sujet est cependant demeuré hors des radars de l’agenda social depuis. Du moins en France, puisqu’à l’échelle européenne, il fait partie des discussions en cours concernant les outils numériques dans l’entreprise qui doivent s’achever en mars 2020. À moins qu’entre-temps, un mouvement social qui se prolongerait tout au long du mois de décembre ne soit une incitation suffisante pour les partenaires sociaux à remettre rapidement l’ouvrage sur le métier…

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre