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Le grand entretien

« Les travailleurs des plateformes, prolétaires du XXIe siècle »

Le grand entretien | publié le : 18.11.2019 | Lucie Tanneau

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« Les travailleurs des plateformes, prolétaires du XXIe siècle »

Crédit photo Lucie Tanneau

Dans un ouvrage coécrit avec Dominique Méda, la sociologue compare la situation des travailleurs des plateformes numériques à celle des tâcherons du XIXe siècle, sans autonomie et sans protection sociale, et en appelle à une plus grande régulation de ce nouveau capitalisme.

La multiplication des plateformes depuis dix ans a fait rêver les salariés, déçus du salariat, en leur promettant une autonomie. Était-ce un leurre ?

Oui, l’autonomie vendue par les plateformes se révèle largement illusoire. Certains travailleurs des plateformes espéraient pourtant gagner en autonomie par rapport à leurs emplois précédents, d’autres ont rejoint les plateformes par défaut d’alternative. Dans tous les cas, ils constatent progressivement que l’autonomie est limitée, voire inexistante. Et c’est d’ailleurs l’enjeu des procès actuels car les travailleurs doivent porter les vêtements et matériels des plateformes, ils sont notés, peuvent être déconnectés, sont obligés d’accepter des shifts pour avoir des commandes par la suite, sont contrôlés…

Pour vous, le travailleur indépendant n’existe pas ? Vous parlez de « capitalisme des plateformes ». De quoi s’agit-il ?

Ces travailleurs, appelés collaborateurs, sont à leur compte, c’est un prérequis pour les plateformes de livraison et de transport – pour d’autres, ils ne sont simplement pas déclarés, comme dans le cas du microtravail. S’ils sont formellement indépendants, ils sont en fait très peu autonomes. Le terme de capitalisme met en exergue le fait qu’il y a un nouveau modèle qui fonctionne en offrant une interface numérique et s’exonère de l’encadrement véritable de l’activité. Par exemple, Uber ne se présente pas comme entreprise de transport, auquel cas elle dépendrait de cette convention collective, mais comme entreprise du numérique. Le terme de capitalisme est aussi un marqueur par rapport à l’économie collaborative dont se revendiquent les plateformes mais dont elles ne font pas partie. Elles ne font pas de partage de véhicules, ont un but lucratif, une redistribution des coûts et profits très inégale… Nous voulions mettre l’accent sur ces différences, d’autant que les plateformes ont un modèle économique difficile à saisir et très dépendant des marchés financiers.

Vous soulevez un problème humain dans ce nouveau type de travail, la concurrence et l’isolement qui en découle…

Ce sont des activités de mise en relation de personnes et de fait les travailleurs sont atomisés géographiquement, soit chez eux pour les microtravailleurs, soit dans l’espace public pour les chauffeurs et livreurs. Ils sont éloignés des collectifs de travail, ce qui est compliqué dans une vie professionnelle. Par ailleurs, les plateformes mettent en concurrence les chauffeurs, car elles ont intérêt à ce qu’ils soient nombreux, notamment aux heures de pointe, sans que cela ne leur coûte rien puisque véhicules et essence sont à la charge des chauffeurs.

Vous dénoncez aussi la perte de solidarité, de salariat, de protection sociale de ces indépendants. Comment est-ce possible aujourd’hui ?

D’une part, les travailleurs des plateformes sont soit indépendants soit sans statut, voire au noir, donc ils ne sont pas couverts par le Code du travail qui est fait pour les salariés. Les indépendants ont certaines protections, ils cotisent pour les arrêts maladie et la retraite mais de façon moindre et n’ont pas de salaire minimum, ni de congés payés et surtout pas d’indemnités journalières la première année (pour les micro-entrepreneurs) malgré la dangerosité de leur métier. Je pense notamment aux livreurs à vélo. Contrairement aux indépendants classiques, ils n’ont pas de patrimoine. Un chauffeur de taxi achète sa licence, parfois 200 000 euros, et peut donc la revendre. Les plateformes se sont engouffrées dans les nouveaux statuts d’indépendants et font du lobbying pour que ça perdure.

Selon vous, la situation de ces travailleurs s’apparente à celle des ouvriers prolétaires du XIXe siècle ?

Ce qu’il y a de commun, c’est leur situation vulnérable par rapport au donneur d’ordre. Ils sont désormais payés à la tâche alors que certains avant l’étaient à l’heure (Deliveroo) et font des métiers dangereux. Le contexte social a changé mais leur situation fait penser aux ouvriers d’avant le salariat. On peut aussi faire un parallèle avec les tâcherons du XIXe siècle qui étaient des intermédiaires entre, par exemple, des industries du textile et des travailleuses à domicile à qui ils commandaient du travail. Ce système-là, mal encadré, mal payé, dangereux, a été interdit. On le retrouve aujourd’hui avec un intermédiaire qui est un algorithme. Mais derrière l’algorithme, il y a des personnes qui créent un système dont les travailleurs dénoncent d’ailleurs l’opacité de fonctionnement. Ils sont dépossédés de leur travail : on retrouve Marx et son aliénation… C’est très déstabilisant de ne pas pouvoir maîtriser le travail que l’on fait.

Plusieurs décisions judiciaires récentes vont cependant dans le sens des travailleurs. Le modèle est-il amené à changer ?

En tout cas les décisions de la Chambre sociale de la Cour de cassation de novembre 2018 et celle de la cour d’appel de Paris en janvier 2019 sont importantes. Elles marquent un tournant assez fort. Jusque-là, les juridictions refusaient de parler de subordination puisque les travailleurs choisissent quand ils se connectent. Là, les magistrats reconnaissent que cela ressemble à du salariat puisqu’ils sont contrôlés, géolocalisés… Cela laisse penser que la situation peut changer. Après, il y a la question du soutien politique, qui continue de perdurer si l’on regarde par exemple l’article 20 de la loi mobilités1. Pour l’instant, cela assure la pérennité du système mais jusqu’à quand, alors que la justice change et que les caisses sociales se vident et demandent à récupérer les cotisations employeurs ?

Les plateformes ne sont pas seulement une innovation technologique, mais un nouvel espace en matière de travail et d’emploi. Le Code du travail devra-t-il s’adapter ?

Le Code du travail ne protège pour le moment pas ces travailleurs, à moins d’une décision forte, qui vienne à considérer que ces indépendants sont des salariés par défaut, comme c’est le cas des journalistes pigistes ou des VRP. Ces transformations posent néanmoins la question de la définition du salariat. Jusqu’ici, il s’agissait à la fois d’un mode d’organisation du travail – de travailleurs rassemblés dans une même entreprise – et d’un modèle social, d’un socle de distribution de revenus et de droits. Aujourd’hui, avec les tâches effectuées à distance et les horaires flexibles, l’organisation change. La question est de savoir dans quelle mesure le modèle social du salariat peut s’adapter.

Le travail indépendant va-t-il continuer de s’étendre ?

Il y a une demande des travailleurs de plus d’autonomie, mais pas forcément du statut d’indépendant, plus fragile. D’autant que la plupart demandent aussi un cadre. Même les indépendants cherchent à retrouver du collectif car la liberté et l’individualisme leur pèsent.

Je pense que les décisions de justice auront une influence car une partie des travailleurs se rendent compte que l’autonomie est illusoire. Il y a néanmoins une envie forte de ces entreprises de continuer sur ce modèle très économe pour elles, et cela va sans doute encore continuer de s’étendre, le temps de trouver une régulation. Les politiques vont devoir se positionner. Il va y avoir un rapport de force entreprises-travailleurs-politiques. Comme le marchandage a été interdit à la fin du XIXe siècle, il pourrait y avoir des actes forts qui marquent un coup d’arrêt.

Parcours

Sarah Abdelnour est maîtresse de conférences en sociologie au sein de l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) à l’université Paris Dauphine. Ses travaux de recherche portent sur les transformations des formes de travail et d’emploi, et leur encadrement politique et juridique. Elle dirige depuis octobre 2016 un programme de recherche portant sur le capitalisme de plateforme (Capla). Son dernier ouvrage Les Nouveaux Travailleurs des applis (PUF, Vie des idées, septembre 2019) est coordonné avec Dominique Méda, professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales.

(1) L’article 20 de la loi mobilités permet la rédaction d’une charte par les plateformes précisant « les contours de leur responsabilité sociale » vis-à-vis de leurs collaborateurs.

Auteur

  • Lucie Tanneau