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Le grand entretien

« Il faut questionner la domination de la rationalité »

Le grand entretien | publié le : 04.11.2019 |

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« Il faut questionner la domination de la rationalité »

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Dans son livre L’intelligence intuitive : pour réussir autrement (Eyrolles, 2007), Francis Cholle mettait déjà un leadership innovant et responsable au service des entreprises. Depuis, il a développé son concept – celui d’un équilibre à trouver entre raison et instinct pour prendre les meilleures décisions – auprès de grands groupes tels L’Oréal, Danone, Veolia…

Comment est venu ce concept d’intelligence intuitive ?

Il y a 20 ans, une question me hantait : pourquoi avons-nous été capables d’aller sur la lune et pourquoi sommes-nous incapables de vivre dans une relation équilibrée avec la nature ? D’un côté, une grande sophistication intellectuelle, et de l’autre, un rapport fruste à la nature, révélé par les dégâts écologiques. Je voulais comprendre comment on en était arrivé là. Je travaillais à l’époque comme consultant pour L’Oréal sur le management des équipes créatives, et je voyais d’un côté, les managers qui s’en remettaient à la rationalité, la logique des budgets et des calendriers pour faire avancer les projets, et de l’autre, les créatifs qui s’orientaient plus à l’instinct dans le chaos du processus de création. Comment, dans ces conditions, réconcilier raison et instinct ? En réfléchissant, je me suis dit que cette inversion de valeur se retrouvait également dans la société civile, notamment dans l’éducation. On apprend aux enfants à développer leur capacité d’analyse. Mais développer l’instinct, cela a peu d’intérêt… Pourtant, mettre de côté l’instinct dans la formation nous coûte énormément. Car c’est mettre en berne l’intelligence de la nature en nous (notre corps, nos sensations, nos émotions, nos intuitions, nos inspirations) et donc notre capacité à vivre en harmonie avec la nature. Lorsque l’on réussit à réintégrer l’instinct dans notre processus de décision, autrement dit à se rapprocher de la nature en nous pour le faire, nous accédons à une créativité et une agilité inégalées.

Ma vision a donc été de faire le lien entre raison et instinct dans la prise de décision, en passant par l’intuition, qui sert de passerelle entre ces deux logiques. D’où le concept d’intelligence intuitive que j’ai mis au service de l’entreprise grâce au Compas Intuitif(r), un modèle de prise de décision complexe, adapté à l’ère du big data et de l’intelligence artificielle.

Les entreprises ont-elles intégré ce concept ?

Les entreprises souhaitent l’épanouissement personnel au travail, mais la plupart demandent aux collaborateurs d’être tous en forme, dès 9 heures et jusqu’à la fin de la journée ! Il y a du chemin à parcourir pour intégrer l’intelligence intuitive dans la prise de décision managériale ! C’est d’autant plus dommage que, en raison de la technologie en évolution constante et de la mondialisation galopante, le contexte devient de plus en plus imprévisible. Ce phénomène de disruption auquel nous sommes confrontés n’est pas une phase passagère, c’est la nouvelle norme, qui demande donc une nouvelle façon de voir le monde et de s’y adapter. Il nous faut donc abandonner nos visions statiques et compléter les grands plans stratégiques à cinq ans par du scenario planning. Attention, il ne s’agit pas de remettre en question la rationalité, mais il faut questionner la domination de la rationalité dans les modèles de management, et réinventer, ou refondre, les modes de prise de décision et d’organisation, pour faire place à l’instinct et l’intuition. C’est la fonction de l’intelligence intuitive. Elle rendra à l’entreprise sa réactivité et sa pertinence.

Comment appliquez-vous votre concept dans les entreprises ?

Je propose un serious game, qui démontre par l’expérience notre capacité innée d’adaptation et de résolution de problèmes complexes. Ce jeu permet d’atteindre un état de flow, dans lequel on se déconnecte du conscient par le simple plaisir d’être dans le moment. Dès lors émerge une forme de rythme partagé par tous. Les neurosciences ont prouvé que le jeu permet d’entrer en contact avec les strates plus profondes de notre cerveau qui ne sont accessibles que de cette façon, ou par la méditation, le sommeil et les rêves, ou les psychotropes. Quand nous jouons, nous sommes moins dans le « self-control ». Nous sommes plus ouverts, plus inspirés et plus disposés à prendre des risques. Par exemple, je fais réciter l’alphabet à un groupe, de A à Z, les yeux fermés, une lettre à la fois, mais selon une participation aléatoire de la part de chaque membre. Les participants n’ont pas le droit de se mettre d’accord sur une stratégie préalable. Si deux personnes prennent la parole en même temps ou si l’ordre de l’alphabet n’est pas respecté, il faut recommencer. Le groupe est ainsi confronté à une situation complexe, pour laquelle il n’y a pas de solution préconçue. Les membres du groupe doivent garder leur logique – puisqu’il faut respecter l’ordre de l’alphabet – mais faire preuve d’instinct pour s’adapter. C’est une façon de recréer un temps et un espace dans lesquels les gens fonctionnent en étant connectés entre eux, de façon universelle, sans se préoccuper des différences d’opinions ou d’émotions, pour atteindre une forme d’unanimité. Sans exception, le groupe finit par y arriver. L’objectif est de démontrer aux participants que, face à la complexité, on doit nécessairement passer par des modes opératoires. Non seulement la seule pensée logique et stratégique ne suffit pas mais si elle domine, nous n’avons pas accès à notre capacité de résolution de problèmes complexes… L’exercice peut être une vraie catharsis, permettant d’aller au-delà des limites du mental, du rationnel et du conscient. Cela ouvre de nouvelles perspectives : un sens inédit du possible, un renouveau, une prise de risque pour plus d’innovation et d’intrapreneuriat.

Cette « catharsis » dure-t-elle ?

L’étape suivante est de mettre au point des plans d’actions détaillés visant à responsabiliser tous les collaborateurs pour mettre en œuvre de nouvelles solutions aux problèmes de l’organisation. Et la dernière étape est de réellement inscrire ces pratiques dans le quotidien des collaborateurs et de l’entreprise. Cela demande de la discipline, de la persistance, pour combattre l’inertie propre à toute organisation humaine. Je pense à une multinationale française que j’ai conseillée au Japon. Elle avait du mal avec le marché nippon et encore plus avec la culture de travail. Désormais, à chaque fois que le comité exécutif, composé de professionnels de différents pays, se rencontre, les participants pratiquent le serious game préconisé avant de commencer. Une bonne façon pour tous de se sentir in fine sur la même longueur d’onde et de dépasser les clivages culturels. Chez un autre client, dont le business model était mis à mal, il n’a fallu qu’un an pour qu’une nouvelle approche de la prise de décision incluant l’intelligence intuitive permette de lever les freins structurels et mettre en place les changements nécessaires menant à un business model plus durable et des résultats financiers bien meilleurs.

Faudrait-il enseigner votre méthode dans les écoles de commerce ?

Oui, bien sûr ! L’entreprise en a un réel besoin. C’est pourquoi nous lançons au premier trimestre de 2020 notre propre plateforme : knowbetterway.com. Nous allons proposer cette façon de penser et d’agir sur les sujets les plus impactants : la gestion du temps, la collaboration en équipe diverse, l’accélération de l’égalité professionnelle entre les genres, le management de l’innovation… Des thèmes qui, s’ils sont traités avec notre nouvelle approche, sont tous des boosters de performance et d’innovation.

Parcours

• Fondateur de The Human Company, société de conseil en management stratégique et de knowbetterway.com, plateforme d’e-learning, Francis Cholle vit entre la France et les États-Unis.

• Après The Intuitive Compass (2011), un ouvrage qui présente un modèle de prise de décision managériale pour faire face à la complexité du monde actuel, son prochain livre (à paraître au début 2020) donnera les clés d’un futur naturellement innovant et durable.

• Toujours au début 2020, une plateforme d’e-learning, knowbetterway.com, s’adressant aux individus, aux entreprises et aux grandes écoles, sera lancée.