logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Le grand entretien

« La discrimination syndicale est multiforme »

Le grand entretien | publié le : 28.10.2019 | Frédéric Brillet

Image

« La discrimination syndicale est multiforme »

Crédit photo Frédéric Brillet

Fondé sur six monographies de grandes entreprises aux pratiques sociales contrastées, l’essai La fin des discriminations syndicales ? publié aux éditions du Croquant montre comment la négociation d’accords de droit syndical et de gestion des parcours syndicaux a permis aux employeurs de répondre à la croissance du contentieux sur les discriminations et aux syndicalistes de prendre conscience de leurs droits.

Quelle méthode avez-vous employée pour ce livre ?

Nous avons fait le choix de procéder à des monographies intensives d’entreprises à partir d’une méthodologie qualitative, en essayant de rencontrer aussi bien des syndicalistes que des salariés des directions des relations sociales, ce qui n’est pas toujours aisé. Notre interrogation portant sur l’interaction entre les accords de droit syndical et le déroulement effectif de la carrière professionnelle des militants, nous avons concentré notre regard sur des entreprises qui avaient effectivement mis en œuvre de tels accords et dispositifs protecteurs, pour voir ce qu’ils produisaient dans la réalité. Nous avons voulu enfin jouer sur des effets de contraste, en choisissant des entreprises inscrites dans des secteurs et des modes de gestion du personnel différents.

Comment a évolué la situation en France en matière de lutte contre les discriminations syndicales ?

La France a un arsenal précoce sur les discriminations syndicales : elles sont interdites dans la loi depuis 1956 – même s’il s’agissait à l’origine de contrer le monopole d’embauche de la CGT dans l’imprimerie – et surtout depuis 1982 avec les lois Auroux. Mais, avant la deuxième moitié des années 1990, la question des effets des discriminations syndicales sur la carrière n’est pratiquement jamais discutée. Les premiers contentieux émergent à la fin des années 1990, et permettent d’anticiper l’aménagement de la charge de la preuve par le truchement du droit européen, même si celui-ci ne traite pas la question des discriminations syndicales. La grande loi relative à la lutte contre les discriminations du 16 novembre 2001, en retranscrivant deux directives européennes, inscrit l’aménagement de la charge de la preuve dans le droit du travail : il ne s’agit plus d’apporter la preuve de la discrimination, mais seulement des éléments permettant de la soupçonner, à l’entreprise alors de justifier ces éléments. Mais le droit ne suffit pas en lui-même : s’il a pu se développer, c’est parce qu’il a été investi par des militants et des avocats engagés, membres du Syndicat des avocats de France (SAF) et proches du grand avocat travailliste Tiennot Grumbach. L’avocate Emmanuelle Boussard-Verrecchia et le militant CGT François Clerc vont notamment jouer un rôle important en participant au développement et à la systématisation d’une méthode de preuve – la méthode des panels – qui permet d’objectiver la discrimination syndicale le long de la carrière et de quantifier la réparation.

Comment se mettent en place dans les entreprises les accords visant à prévenir les discriminations syndicales ?

Dans certaines des entreprises que nous avons étudiées, ces accords de prévention ont été mis en place après des mobilisations et des actions judiciaires, comme moyen de répondre aux revendications d’égalité de traitement. La loi de 2008 sur la modernisation du dialogue social accélère ce mouvement en obligeant les entreprises de plus de 300 salariés à négocier sur la gestion du déroulement des carrières des représentants syndicaux. Même si notre étude ne porte pas sur cette période, les lois Rebsamen, El Khomri et Macron-Pénicaud vont également dans ce sens, surtout dans la mesure où la mise en place des CSE pousse les entreprises à s’interroger sur le retour des mandatés dans l’emploi à plein-temps. Malheureusement, à notre connaissance, nous ne disposons pas aujourd’hui de statistiques sur l’ampleur de ces accords et leur banalisation au-delà des grosses entreprises.

Quels sont leurs effets ?

Ils sont assez efficaces pour les « mandats lourds », celles et ceux qui ont beaucoup d’heures syndicales, voire qui sont permanents, et qui trouvent effectivement une garantie minimale d’évolution de leur carrière. A contrario, les syndicalistes qui ne cumulent pas les mandats continuent d’être exposés à de nombreuses formes de discrimination, de la part notamment de managers qui partagent des préjugés antisyndicaux ou qui ne savent pas comment gérer les absences. Notons enfin que certains syndicalistes s’opposent à ces accords, car ils ont peur que ceux-ci renforcent les préjugés sur leurs « privilèges » indus.

Comment les syndicalistes vivent-ils leur engagement qui les expose aux discriminations ?

Il est dur de faire des généralités tant les profils et les raisons de l’engagement des syndicalistes diffèrent. Ce qui semble certain, c’est que les contentieux des années 2000 ont fait reculer l’esprit sacrificiel en montrant que la discrimination « totale » n’était plus une fatalité. Mais au-delà de revendications minimales, les syndicalistes sont peu nombreux à revendiquer un véritable droit à la carrière, qui passe par la reconnaissance et la valorisation des compétences qu’ils acquièrent dans le mandat syndical. Il y a encore globalement une acceptation que l’investissement des mandats syndicaux est à partir d’un certain point incompatible avec l’évolution professionnelle.

Ces accords et lois ont-ils fait reculer les discriminations syndicales et le contentieux qui en découle ?

C’est difficile à dire : d’un côté, certaines données montrent que, dans les entreprises qui négocient sur la question, il y a bien une baisse de la pénalité salariale vécue par les représentants syndicaux. Mais ce n’est pas le cas de toutes les entreprises et surtout la discrimination prend bien d’autres formes que le blocage des salaires : harcèlement, sanctions, placardisation, licenciement, etc. On peut penser que les contentieux ont servi néanmoins à limiter leur ampleur dans les grandes entreprises. On manque aussi de données pour mesurer l’évolution du contentieux. Tout ce que l’on sait aujourd’hui, c’est qu’en masse, c’est un contentieux relativement faible aux prud’hommes, mais qu’il est en même temps le contentieux le plus élevé en matière de discrimination, ce qui peut paraître paradoxal, notamment par rapport à l’égalité femmes-hommes. La jurisprudence semble s’être stabilisée, ce qui n’enlève rien à la vigueur des combats judiciaires : accès aux données, panels et contre-panels, etc. L’avenir est peut-être à l’action de groupe, même s’il est beaucoup trop tôt pour le dire : à Safran, la CGT a lancé la première action de groupe en matière de discrimination syndicale.

Comment passer de la question de la discrimination syndicale à une reconnaissance des compétences syndicales ?

La mise en place des CSE, la réduction des mandats et leur limitation dans le temps pose en effet aux entreprises la question de la réintégration des syndicalistes les plus investis. Il y a donc pour les entreprises un enjeu de bonne gestion des ressources humaines ; quant aux syndicats, beaucoup accompagnent également le processus pour permettre la réintégration de leurs adhérents impliqués et en amont pour ne pas décourager la prise de mandats. Mais au-delà de l’intérêt partagé, la question de la mise en œuvre est extrêmement épineuse : qui reconnaît les compétences, quels types de compétences, comment et avec quels effets ? Il y a bien entendu la crainte d’une mainmise des ressources humaines sur la question qui pourraient ainsi trier entre les « bons syndicalistes » et les « mauvais » qui ne jouent pas le jeu du dialogue social tel que l’entend l’entreprise. L’année dernière, le gouvernement a mis en place une certification des compétences syndicales, mais il est trop tôt pour voir comment elle a été investie. On est aujourd’hui à la croisée des chemins.

À quoi les anciens syndicalistes et représentants syndicaux aspirent-ils ?

À une reconnaissance à la fois symbolique, salariale et statutaire des compétences, parfois très techniques, développées dans leurs mandats. La question de la réintégration dans le poste d’origine peut être vécue de façon très douloureuse, voire rendue impossible par l’évolution technologique. De ce que nous avons vu, la véritable VAES est pour l’instant très difficile voire anecdotique, au-delà de la petite sphère des permanents syndicaux : il y a bien des dispositifs de montée en compétences qui se développent (certifications diplômantes ou non), mais sans aucune garantie de reconnaissance professionnelle. D’où parfois des déceptions de mandatés qui se sont investis dans des formations éprouvantes, mais qui estiment n’en avoir pas bénéficié au-delà du « mug » de la formation en question.

Les auteurs

• Sociologue, chargé de recherche au CNRS, membre du Centre de sociologie de l’innovation (CSI-I3, Mines ParisTech, PSL Research University), Vincent-Arnaud Chappe est spécialiste de l’égalité au travail.

• Professeur de sociologie à l’université Paris-Est Marne-La Vallée et chercheur au Laboratoire techniques, territoires et sociétés (LATTS), Jean-Michel Denis a pour champ de recherche les relations professionnelles, en particulier les conflits du travail, la recomposition du paysage syndical, la représentativité et les discriminations syndicales.

• Sociologue, reader à l’université de Roehampton en Grande-Bretagne, Cécile Guillaume s’intéresse aux usages du droit par les syndicats et à la représentation sélective des femmes et de leurs intérêts dans le champ du syndicalisme, dans une perspective comparée en France et au Royaume-Uni.

• Sociologue, directrice de recherche au CNRS (centre Maurice Halbwachs) Sophie Pochic s’intéresse aux rapports de genre et de classe imbriqués dans les organisations, qu’elle explore sur les mécanismes de (re)production du « plafond de verre ».

Auteur

  • Frédéric Brillet