L’intelligence artificielle (IA) fascine et inquiète tout à la fois, comme l’avait fait l’informatique il y a quelques décennies. Et ce d’autant que l’IA pourrait demain se substituer aux managers sur un nombre croissant de tâches automatisables, explique Jean-Philippe Couturier dans son essai Lorsque mon boss sera une intelligence artificielle, publié chez VA Éditions (2019).
En 2014, HEC m’a demandé d’intervenir auprès de comités de direction et d’étudiants sur les grandes innovations technologiques et leurs liens avec les transformations en cours et les révolutions à venir. Je donnais par ailleurs beaucoup de conférences sur ce sujet. Durant ces interventions, des personnes désireuses d’approfondir leurs connaissances me demandaient parfois si j’avais écrit un livre sur le sujet. Je me suis pris au jeu et j’ai d’abord eu l’idée d’expliquer comment l’IA allait impacter la plupart des secteurs économiques. Mais en explorant cet axe, je revenais sans cesse à la place des managers dans la mutation de leurs industries respectives. Cela m’a amené à écrire un livre sur l’IA et le management.
En informatique classique, on met au point un algorithme, qui se définit comme une suite d’opérations et de tâches à accomplir par un ordinateur. Par exemple, quand on entre sa carte bleue dans un distributeur, l’algorithme vous demande d’entrer votre code, puis une somme d’argent à retirer. À chaque action correspond une réaction simple. Mais quand la situation à automatiser est trop complexe, on ne sait plus la modéliser. Avec l’intelligence artificielle, et plus particulièrement avec l’apprentissage profond (deep learning), on « nourrit » la machine de données de manière à ce qu’elle apprenne par elle-même comme un enfant apprend à marcher, parler ou à reconnaître un chat sans qu’on ait besoin de tout lui expliquer pas à pas. Cette approche permet à l’informatique de traiter des tâches plus complexes que l’être humain ne sait pas modéliser.
L’intelligence artificielle de Google diagnostique le cancer du sein métastatique avec un taux d’erreur bien plus faible que le meilleur des oncologues. Dans bien des domaines complexes, l’IA ouvre la voie à des progrès considérables avec des conséquences variables selon les métiers. Les professionnels qualifiés – médecins, informaticiens, journalistes, avocats et managers – devront apprendre à travailler avec les intelligences artificielles spécialisées dans leur domaine et la machine les aidera à prendre de meilleures décisions. Concernant cette population, les seuls individus qui devraient s’inquiéter sont ceux qui ne se forment plus depuis longtemps. Pour les métiers qui n’exigent pas de qualification élevée comme les chauffeurs ou les employés de service client, les conséquences sont beaucoup plus difficiles à évaluer. Je pense pour ma part que l’intelligence artificielle va faire disparaître un grand nombre de ces emplois dans les vingt années qui viennent. D’où un risque important de chômage dans certains métiers. Mais le problème n’est pas tant l’intelligence artificielle que le rythme du progrès et de l’innovation qui pourrait devenir insupportable pour nos organisations politiques et sociales. Tony Blair, à ce propos, déclarait il y a peu que s’il revenait au gouvernement, il mobiliserait tout le gouvernement sur le défi que posent ces nouvelles technologies à nos sociétés et à nos économies.
Le manager traditionnel est celui qui garantit l’ordre et la cohérence de l’entreprise. Une étude d’Accenture montre que les managers passent près des deux tiers de leur temps à faire du reporting, activité jugée pénible par plus de 80 % d’entre eux et que l’IA va pouvoir prendre en charge en quasi-totalité. Professeur à Harvard, spécialiste du changement, John Kotter nous enseigne que le manager devra se transformer en leader pour conserver sa justification, son utilité dans l’entreprise. Le leader, toujours au sens de Kotter, est celui par qui viennent le changement et le mouvement dans l’entreprise. Dans un environnement de plus en plus complexe où se dessinent de nouvelles concurrences tous les jours, le leader est aussi essentiel à l’entreprise que le manager devient obsolète et coûteux. Gary Hamel et Michele Zanini, deux spécialistes américains du management, estiment que l’excédent de bureaucratie dans l’économie américaine représente plus de 3 000 milliards de dollars en perte de production économique, soit environ 17 % du PIB. L’IA va également contribuer à accélérer la transformation d’entreprises pyramidales ou matricielles en organisations qui optimisent la collaboration à tous les niveaux. C’est la combinaison de l’IA, de la réalité augmentée, des réseaux sociaux ou de la cartographie des compétences en temps réel qui va changer la donne. La première chose que l’on va demander à un manager est de devenir un leader de femmes et d’hommes mais aussi et surtout de lui-même. Chaque individu dans l’entreprise aura les mêmes prérogatives qu’un dirigeant à une échelle plus petite, certes, mais dans un environnement tout aussi mouvant où il devra développer une hyper-expertise.
À l’ère de l’IA, le leader doit posséder les compétences que j’évoque dans mon livre à travers l’acronyme VRAIE. Il doit être Visionnaire, capable d’imaginer les transformations à venir dans son domaine pour amener son équipe à s’y impliquer. Il doit avoir le sens du Relationnel, qualité nécessaire pour conduire le changement. Sur ce chemin, il sera confronté à des défis qui nécessiteront pour les surmonter de faire preuve d’une grande capacité d’Adaptation et d’Innovation mais aussi un grand sens de l’Équilibre pour répondre à des exigences professionnelles accrues sans y sacrifier sa vie personnelle.
Les collaborateurs des entreprises ne verront pas débarquer une IA demain à la place de leur manager. Ils verront par contre d’ici quelques années leur manager assisté par une IA comme le radiologue est aujourd’hui assisté par une IA pour faire un diagnostic. Quant à interagir avec une IA, nous le faisons déjà dans notre quotidien avec Alexa, Siri et les autres assistants vocaux. Une partie croissante des interactions de services clients se font avec des bots. Et n’oublions pas qu’une majorité de la population utilise déjà un GPS, qui vous amène à suivre les consignes données par la machine. Cet échange entre l’homme et la machine s’immisce donc dans nos vies personnelles petit à petit pour ensuite entrer dans nos vies professionnelles. La promotion par l’IA est un autre sujet tout aussi intéressant. Si on se fie à l’IA pour décider des promotions à venir en se fondant sur les pratiques du passé, on risque d’appauvrir le vivier en répétant les schémas voire les erreurs du passé, les recruteurs ayant naturellement tendance à privilégier les profils qui leur ressemblent et/ou ceux qui ont été promus par le passé. L’IA peut alors conduire à faire du clonage et donc à promouvoir des jeunes mâles blancs diplômés peu ou prou des mêmes écoles.
Oui, avec les bots conversationnels dans les services clients qui conduisent à reporter sur les équipes les seules demandes complexes. Le manager se trouve entouré de gens de plus en plus pointus dont la formation doit suivre le rythme de l’automatisation. Autre cas concret, la voiture autonome : Google, à travers sa filiale Waymo, a fait rouler ses voitures autonomes 1,8 million de kilomètres en 2018 en Californie, quasiment sans aucun accident. Ce qui pose un défi majeur aux constructeurs automobiles : ils savent qu’ils vont devoir se transformer en éditeurs de logiciel pour ne pas être distancés et finir comme IBM. En son temps, « Big Blue » avait laissé le software à Microsoft pour se concentrer sur le hardware. Aujourd’hui, IBM est valorisé presque 10 fois moins que Microsoft. Or la transformation du modèle économique des constructeurs automobiles, des assureurs automobiles et gestionnaires de parkings qui seront tous impactés par la révolution de la voiture autonome ne pourra se faire sans les managers. Car le vrai défi est moins le changement technologique que culturel. Et c’est sur ce volet de l’accompagnement des transformations technologiques que les managers auront encore demain un rôle crucial à jouer.
Après une formation d’ingénieur en informatique, Jean-Philippe Couturier démarre sa carrière dans le secteur informatique-télécoms, notamment chez Capgemini et Orange. Après un détour à HEC et l’Insead, il devient serial entrepreneur, créant un cabinet de conseil puis une startup qui regroupe des amateurs de vins avec le sommelier Manuel Peyrondet, tout en donnant des conférences sur l’intelligence artificielle et la robotique. En 2016, il lance Whoz, une jeune pousse qui développe un logiciel d’intelligence artificielle identifiant les besoins en ressources humaines d’une entreprise pour les rapprocher des compétences internes mais aussi externes (sous-traitants, partenaires…) dont elle dispose grâce à son écosystème, ceci afin de rapprocher l’offre et la demande.